L’Exercice de l’État plonge le spectateur pendant près de deux heures dans l’arrière des décors de la politique. Plus qu’aux projecteurs et aux caméras, Pierre Schœller s’intéresse aux hommes qui mènent au quotidien la vie politique. Loin du « tous pourris », loin aussi de l’idéalisation, L’Exercice de l’État offre un regard juste et précis sur un monde dur, mais aussi très humain. Brillant !
Bertrand Saint-Jean est le ministre des Transports d’un gouvernement non identifié, mais qui pourrait être un gouvernement contemporain — la crise grecque qui fait parfois son apparition sur les télévisions en témoigne. Quand le film commence, il est réveillé en plein milieu de la nuit : un car plein de jeunes vient de tomber dans le ravin, il y a des morts. Bertrand se réveille, il doit aller sur place le plus rapidement possible et peu importe alors si l’on est en plein milieu de la nuit ou s’il faut se rendre à l’autre bout du pays. Sur place, il constate, impuissant, les dégâts, et il peut faire un premier communiqué devant la presse. Cet accident ne fonde pas son quotidien, bien sûr, mais l’urgence, si. Le ministre est sur plusieurs dossiers à la fois, avec une question centrale concernant la privatisation des gares. L’homme politique doit être présent partout, tout de suite, dans toutes les circonstances. Sa vie d’homme et sa famille en pâtissent nécessairement…
S’il est un domaine que l’on connait encore mal, ce sont bien les cabinets ministériels. La médiatisation outrance nous abreuve d’images des ministres, du président de la République, mais les hommes qui forment leur politique dans leurs cabinets restent dans l’ombre. L’Exercice de l’État les place au contraire sous le projecteur en s’intéressant au quotidien d’un ministre, mais aussi des hommes et des femmes qui l’entourent. Le film de Pierre Schœller se déroule sur une période assez courte, une ou deux semaines sans doute, mais on suit Bertrand Saint-Jean quasiment au jour le jour. Le suivre, c’est bien le mot : une bonne partie du film se déroule ainsi en voiture puisque le ministre se déplace constamment. Contrairement à ce que l’on pense parfois, le travail d’un ministre n’est pas de tout repos : Bertrand donne de sa personne, il se lève souvent très tôt pour ne se coucher qu’au beau milieu de la nuit. Il consacre littéralement sa vie à sa carrière politique et à l’exercice de l’État, mais il n’est pas seul. Autour de lui, des hommes et des femmes l’assistent et travaillent sans relâche également. L’Exercice de l’État n’oublie personne et fait une place autant au Directeur du Cabinet, second du ministre, qu’au chauffeur et garde du corps qui subit lui aussi le rythme effréné de Bertrand Saint-Jean.
Le film de Pierre Schœller offre un regard contrasté sur ces hommes qui consacrent leur vie à servir l’État. En tant qu’hommes, ils sacrifient leur vie personnelle pour épouser en quelque sorte le corps de l’État et le héros de L’Exercice de l’État en est bien la preuve. Le ministre ignore tout de sa vie de famille, au point que son directeur de cabinet est au courant à sa place que sa fille est partie à l’étranger. Il rentre tard, voit très peu sa femme et l’ignore même le jour de son anniversaire. Autant dire qu’il n’a aucune vie de famille, à peine une vie sexuelle. Pierre Schœller n’ignore pas qu’il s’agit d’un homme, avec ses faiblesses. Au cœur du long-métrage, une scène pendant laquelle l’homme se lâche totalement, s’oublie même et boit beaucoup trop. Le lendemain, les affaires reprennent comme si de rien n’était, mais cette faiblesse passagère est très belle. Bertrand Saint-Jean n’est pas un homme politique depuis toujours, il y est arrivé sur le tard, sans passer par la case ENA. Il en a pourtant pris les travers et même si Pierre Schœller ne souhaitait pas réaliser une œuvre sur la politique politicienne, les enjeux du pouvoir sont présents. Le ministre est suffisamment ambitieux pour ne pas sacrifier sa carrière sur un désaccord et s’est également fait de nombreux ennemis dans la classe politique. Il peut être très dur par moment et L’Exercice de l’État montre bien aussi à quel point la politique peut être un univers impitoyable.
Pierre Schœller réalise, avec L’Exercice de l’État, un film qui oscille de manière assez surprenante entre le réalisme du documentaire et le surréalisme du rêve. Son film est extrêmement documenté et on ne peut jamais remettre en cause son réalisme : on croit même parfois que ce que l’on voit a été filmé dans de vrais cabinets ministériels. Un sentiment renforcé par la présence de vrais journalistes, mais c’est surtout le scénario très bien écrit qui le permet. L’image est souvent assez sobre, Pierre Schœller ne se permet pas des folies en matière de cadrage ou de montage, mais L’Exercice de l’État n’est en aucun cas un simple téléfilm. Dès la séquence d’introduction qui met en scène un rêve du ministre, on sent le travail du cinéaste et un soin particulier apporté à la réalisation. Mention spéciale à la bande originale, composée également par Pierre Schœller et qui a tout à fait mérité son César. Un film de ce genre repose d’abord sur ses acteurs et la réussite de L’Exercice de l’État n’aurait pas été totale sans la présence d’Olivier Gourmet. L’acteur belge trouve vraiment un rôle à la mesure de son talent ici et il compose un ministre parfois colérique vraiment réussi. Signalons aussi le toujours aussi bon Michel Blanc, sobre et efficace.
Pierre Schœller propose une plongée totalement réussie dans l’arrière du décor. L’Exercice de l’État est un film fascinant et passionnant sur les hommes qui se démènent dans l’ombre ou sous la lumière et qui sacrifient leur vie à cette carrière souvent ingrate. Évitant les clichés sur les politiques pourris, évitant aussi une tendance politique, le film propose un regard juste sur un monde très dur, terrible même. Un film indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la politique, à (re)découvrir.