Fantasia est non seulement le classique Disney le plus long, c’est aussi certainement le plus ambitieux. Après les succès critiques des courts-métrages réalisés par le studio dans les années 1930 et surtout de Blanche-Neige et les sept nains en 1939, Walt Disney lance en parallèle de la production de Pinocchio un projet plus fou encore. Avec l’aide du chef d’orchestre Leopold Stokowski, les studios Disney se mettent en tête de représenter de la musique classique avec une série de séquences appelée à évoluer. Même si on retient du projet un seul film, Fantasia devait être une œuvre vivante, en constante évolution et il ne devait même pas sortir au cinéma, mais dans des salles de concert. De belles idées qui n’ont pas résisté à la réalité historique : entre les couts prohibitifs des séances et surtout la Seconde Guerre mondiale qui bat son plein et prive le studio de près de la moitié de ses revenus, le projet est vite interrompu. Reste une œuvre de deux heures qui offre une lecture passionnante de quelques pièces de musique classique. Loin des compilations de court-métrage réalisées à la va-vite dans les années 1940, Walt Disney et ses équipes créent une vraie œuvre d’art.
Contrairement aux deux autres précédents longs-métrages signés Disney, Fantasia ne raconte pas une histoire. Le film commence sur un homme, au milieu d’un orchestre. Ce narrateur décrit le projet initial et sa présence suffit à comprendre que l’on n’est plus en terrain connu. Il explique que le studio a eu comme idée de montrer à quoi pouvait ressembler visuellement une musique. Sept séquences serviront à présenter les différents types de musiques, de celles qui racontent vraiment une histoire, à celles qui en suggèrent et puis enfin les musiques qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne suggèrent éventuellement que des images fugaces. Passée l’introduction, le film supervisé par Ben Sharpsteen commence avec la Toccata et fugue en ré mineur, une œuvre composée par Jean-Sebastien Bach pour l’orgue et adaptée ici pour l’orchestre par Leopold Stokowski. D’emblée, l’ambition du studio est éclatante : cette séquence ne raconte rien, elle n’est même pas figurative, elle se contente de taches de couleur à l’écran. Plus loin, on devine des nuages, et puis des archets qui miment la musique que l’on entend, mais le spectateur ne peut s’accrocher à aucun personnage et il n’a absolument rien de ce qui est la norme habituellement dans les films de Walt Disney. Ce dernier voulait représenter ce que l’on pourrait imaginer en écoutant la musique et le résultat, assez psychédélique, est intéressant, mais on comprend qu’il ait pu dérouter le public. Fantasia n’est pas une simple adaptation de contes pour les enfants, le film se place dès cette séquence comme une véritable œuvre d’art en même temps qu’une prouesse technologique. Tout cela nous semblerait banal aujourd’hui, mais les studios avaient inventé une technologie, rien que cela, pour diffuser le son dans toute la salle. Le « Fantasound » a été créé pour ce film et il n’a été utilisé qu’à cette occasion, mais il n’est rien de moins que l’ancêtre des sons multicanaux qui ne sont devenus la norme aujourd’hui. Cette première séquence où tout l’orchestre se répond devait être une belle démonstration de cette technologie.
Après une telle introduction, Fantasia revient à quelque chose d’un tout petit peu plus conventionnel, tout en restant beaucoup plus proche de la musique que du dessin animé qui raconte une histoire. La deuxième séquence adapte le célèbre ballet de Tchaïkovski Casse-Noisette avec plusieurs mouvements qui évoquent les différentes saisons. La troisième partie est la plus traditionnelle de toute, ne serait-ce que par la présence de Mickey, personnage symbolique du studio. Adaptation d’un poème de Goethe et surtout de la musique composée pour l’illustrer composée par Paul Dukas à la fin du XIXe siècle, L’Apprenti Sorcier est une séquence particulière à plus d’un titre. C’est la seule qui raconte vraiment une histoire — un apprenti sorcier qui ne maîtrise pas son art et crée une catastrophe — et c’est aussi un court-métrage conçu en amont du projet Fantasia. À l’origine, ce petit film devait sortir seul, mais Walt Disney s’est laissé convaincre par Leopold Stokowski qui participait déjà au projet de le transformer en un long-métrage avec d’autres musiques adaptées. Changement d’ambiance par la suite avec une séquence qui ressemble à un cours de préhistoire : sur Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, le studio raconte la naissance de la Terre, puis l’apparition des premiers êtres unicellulaires et des dinosaures. La séquence d’après est encore très différente et cette fois c’est la Symphonie pastorale de Beethoven qui est adaptée par Ben Sharpsteen et le studio en une illustration de la mythologie gréco-romaine, sans vraiment raconter d’histoire. On en vient alors à un nouveau ballet, cette fois extrait de La Gioconda, un opéra du XIXe siècle signé Amilcare Ponchielli. Walt Disney est fidèle au ballet original, à ce détail près que les danseurs sont des animaux : on voit ainsi danser des autruches, des hippopotames, des éléphants et des crocodiles, pour une séquence amusante qui allège un peu l’ensemble. À l’inverse, le final est assez pesant : adaptant deux œuvres très différentes, Fantasia présente successivement une vision cauchemardesque (sur Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski) et une fin plus apaisée (Ave Maria de Schubert). On le voit, la variété est de mise avec ces séquences qui passent le plus souvent d’un extrême à l’autre. C’est le cas sur le fond, mais aussi sur le plan visuel : ce long-métrage est un vrai laboratoire pour le studio et à bien des égards, une collection d’idées pour l’avenir. C’est ça qui est sans doute le plus intéressant avec ce film, voir dans ces séquences inégales la promesse de réalisations futures.
Laboratoire d’idées et d’expérimentations techniques, ambition de l’œuvre d’art plutôt que du dessin animé pour enfants, Fantasia est un film passionnant à plus d’un titre. Quand on voit le résultat, on comprend bien pourquoi le long-métrage a été un désastre économique : Walt Disney tente pour la première et la dernière fois de changer de public, mais son public traditionnel ne comprend pas le changement, quand celui qui aurait dû être intéressé boude le studio. Ajoutons à cela des moyens démesurés jusqu’aux représentations qui nécessitaient d’installer un matériel spécifique, Fantasia n’a jamais eu la chance de connaître les suites espérées par son concepteur. Reste une œuvre qui est toujours aussi passionnante et qui mérite incontestablement d’être (re)vue, même si toutes les séquences ne sont pas du même niveau.