Malgré les réserves que l’on peut apporter, tant sur la forme souvent maladroite que le fond qui semble parfois trop idéologique, il est indéniable que Le Problème à trois corps est un space-opera à l’ambition folle qui le rend passionnant. Dans ces conditions, comment résister à l’appel de la suite, La Forêt sombre, le deuxième volet de ce qui est devenu une trilogie ? Liu Cixin reprend son récit juste à la fin du précédent volet, mais le romancier chinois n’hésite pas à avancer, et avancer vite. Sur l’espace d’un seul volume, on avance de 200 ans, en maintenant à peu près les mêmes personnages toutefois grâce à une ellipse et l’existence de l’hibernation. La Forêt sombre reste malgré tout un roman long, dense et complexe, bourré d’excellentes idées, mais qui souffre des mêmes défauts que son prédécesseur. À lire en essayant d’oublier toutes ses maladresses.
Le prologue fait le lien entre Le Problème à trois corps et La Forêt sombre et on y retrouve alors brièvement les mêmes personnages. Mais l’intrigue de ce nouveau roman débute réellement trois ans plus tard, quand l’humanité tente de s’organiser pour contrer l’attaque trisolarienne, qui doit arriver dans 400 ans. D’emblée, Liu Cixin impose une vision à long terme rarissime en science-fiction. Le genre trouve en général des astuces pour raccourcir les durées, avec des voyages dans tout l’univers qui ne prennent que quelques instants. Rien de tel ici, puisque la flotte part de Trisolaris à une vitesse faible à l’échelle spatiale, ce qui implique une arrivée quatre siècles plus tard. Pour tenir sur une telle durée, il faut avoir de solides épaules et surtout une excellente vision d’ensemble, ce que l’auteur peut revendiquer sans frémir. On sentait déjà dans l’opus précédent que l’univers était bien établi et riche, cette suite renforce ce sentiment, sachant qu’elle se déroule sur 200 ans. Certes, l’action elle-même occupe quelques années de part et d’autre d’une longue ellipse, mais La Forêt sombre ressemble presque à deux, voire trois, romans en un seul. Trois ans après la fin du précédent épisode donc, l’humanité décide de lancer deux programmes en parallèle : la création d’une vaste flotte spatiale, sans surprise et surtout le lancement du programme « Colmateur » qui est nettement plus intéressant. Puisque Trisolaris est capable grâce à sa technologie plus avancée d’intercepter toutes les communications effectuées sur Terre et d’accéder à tous les ordinateurs, quatre personnes ont été choisies sur la planète pour élaborer un plan secret. Ce plan devra être préparé et conservé uniquement dans leur tête, le seul endroit qui reste inaccessible aux extra-terrestres. Parmi ces quatre colmateurs, Luo Jin est le plus intriguant, puisqu’il ne semble pas avoir de plan bien défini et il choisit au contraire de se la couler douce, ce qui inquiète fortement l’envahisseur. C’est aussi lui qui est le héros dans La Forêt sombre, y compris 200 ans plus tard, quand il est sorti d’hibernation pour découvrir un monde bouleversé. Le réchauffement climatique a forcé l’humanité à se replier sous terre, des générations entières d’humains n’ont connu que l’espace… dans sa deuxième partie, Liu Cixin envisage un univers de science-fiction plus proche de ce que l’on a l’habitude de voir, mais avec toujours d’excellentes idées.
L’échelle de son roman est absolument spectaculaire de bout en bout. Ce n’est pas qu’une échelle temporelle, même s’il faut bien reconnaître que ces 200 ans d’histoire sont bien posés et avec suffisamment de références à des faits passés pour les rendre crédibles. L’idée des Intellectrons, des particules envoyées par Trisolaris pour bloquer tous progrès techniques, est une astuce pour simplifier les choses, mais c’est aussi une bonne idée qui est parfaitement exploitée. Et puis la première bataille spatiale est bien menée, avec une intensité qui augmente soudainement, au sein d’un roman par ailleurs assez sage et régulièrement trop bavard pour son propre bien. Liu Cixin parvient en tout cas à maintenir l’intérêt du lecteur de bout en bout et il offre à son deuxième roman une conclusion inattendue, qui laisse songeur quant à la suite. Sans trop en dévoiler, on peut dire que La Forêt sombre ne s’arrête pas du tout là où on pouvait l’imaginer, ce qui ouvre de nouvelles opportunités pour la conclusion de la trilogie. Toute cette base est ainsi excellente et justifie amplement la lecture, mais il faut aussi noter que les faiblesses de l’auteur ressortent toujours et qu’il faut, à plusieurs reprises, ne pas trop s’attarder sur des personnages mal dessinés, des remarques sexistes et autres incohérences. Les dialogues sont aussi nombreux qu’ils sont peu réalistes, mais on finit par s’habituer à ce style ampoulé, peut-être desservi par la traduction part ailleurs. Il est plus difficile de s’accommoder du traitement rétrograde des personnages féminins. C’était déjà un problème dans Le Problème à trois corps, qui bénéficiait toutefois de personnages principaux féminins. Ici, les femmes en sont réduites à des clichés destinés à servir les hommes et le pire est atteint avec l’histoire d’amour de Luo Jin, qui ressemble fort à la séquestration d’une femme contre son grès et à un amour à sens unique. On a d’un coup l’impression de tomber sur un roman du siècle dernier et Liu Cixin multiplie les impairs, choisissant toujours des rôles masculins pour les personnages importants, renforçant des clichés du type homme médecin et femme infirmière. C’est fatiguant à la longue, mais heureusement que les idées sont là pour compenser.
La Forêt sombre s’en sort uniquement par cette vision originale, du moins pour notre regard occidental, de la science-fiction. Le théorème qui a donné son nom au roman et qui est au cœur de son récit est particulièrement bien trouvé et c’est une vision rafraîchissante d’un genre vu et revu tant de fois. Pour l’amateur de space-opera, il est difficile de résister à l’envie de découvrir cet univers et ses règles, si bien que l’on peut passer outre les défauts. Liu Cixin aurait bien eu besoin d’un deuxième regard, voire d’un co-auteur, pour imaginer des personnages plus crédibles et moins caricaturaux. Malgré tout, La Forêt sombre mérite le détour si vous aimez la science-fiction, il est difficile de le nier.