La Forme de l’eau, Guillermo del Toro

Après un passage dans le monde des blockbusters et après un détour par le genre très codifié de la maison hantée, Guillermo del Toro revient à ses premières amours avec La Forme de l’eau. Ce film fantastique imagine une romance improbable entre deux êtres muets, une femme de ménage et une créature aquatique dans la grande tradition des créatures chères au cinéaste. Cela ressemble souvent à un conte de fée pour les adultes, mais sous des apparences de conte gentillet, le dernier long-métrage du réalisateur mexicain est plus riche et intéressant qu’on ne pourrait le croire. C’est une ode à l’altérité que lance Guillermo del Toro, une célébration de la différence et de sa beauté contre le conformisme et les pressions de la société. La Forme de l’eau est une histoire originale et superbe, racontée simplement et avec talent, une bien belle réussite.

Dès l’ouverture de son nouveau film, Guillermo del Toro annonce la couleur, avec un prologue digne des meilleurs contes de fée. Un narrateur à la voix grave, un univers aquatique, une créature étrange, une jeune femme… on pourrait se croire dans une relecture d’un classique, un Belle et la Bête par exemple, mais la suite suit fort heureusement sa propre voix, même si on pourra toujours trouver des points communs ici ou là. La suite donc, c’est une présentation muette du personnage principal, Elisa. Cette jeune femme vit seule dans un appartement, elle n’a a priori aucune famille, et la seule personne qu’elle fréquente régulièrement, outre Zelda, sa collègue de travail, c’est Gilles, son voisin de pallier, un illustrateur qui vit seul également. L’héroïne de La Forme de l’eau est muette et on ne l’entend quasiment jamais, si ce n’est le temps d’un fantasme, c’est l’un des paris audacieux du projet : un personnage principal qui ne peut pas s’exprimer et qui doit compter sur son physique pour passer des émotions. Ce n’est pas une idée naturelle, évidemment, tout le cinéma muet était contraint de composer avec cette limite technique, mais justement, c’est un choix ici et non une obligation. Et contrairement à ce que l’on pouvait imaginer, ce choix ne contribue pas à effacer le personnage, c’est même tout le contraire. Elisa s’exprime parfois en utilisant la langue des signes, traduite en général par Gilles ou Zelda selon la situation. Sally Hawkins a toutefois réussi à créer un ensemble de gestes pour s’exprimer sans que les mots ne soient nécessaires et l’actrice est vraiment excellente dans ce rôle muet. Sans compter que les personnages autour d’elle sont tous très bavards, ce qui crée un contraste astucieux. Sa collègue parle sans arrêt pour se plaindre de son mari, son voisin de pallier ne cesse aussi de parler pour se plaindre de son âge, et il y a évidemment l’insupportable colonel Richard Strickland, incarné par un Michael Shannon efficace, quoiqu’un poil prévisible. Face à sa rage et ce tourbillon d’émotions, Elisa apporte au départ calme et sérénité, ce qui met encore mieux en valeur ses propres émotions et sa colère quand l’intrigue avance. Au-delà des contrastes que ces choix apportent, on sent bien que le réalisateur a opté pour des personnages seuls et à part. Gilles (Richard Jenkins, impeccable) n’est pas muet, mais il est gay, seul et dans une Amérique ultra-conservatrice, il n’a pas plus sa place qu’Elisa au fond. Ces choix ne tiennent pas du hasard, ils délivrent un message très fort en faveur de la différence et on peut imaginer que c’est une forme de revanche de la part du cinéaste.

La Forme de l’eau est avant tout une histoire d’amour, une romance teintée de fantastique qui débute dans un bâtiment de recherche gouvernemental. Guillermo del Toro ne donne pas trop vite de détails sur la situation, on finit par apprendre toutefois que l’on est à Baltimore, en 1962, sur fond de crise de Cuba. Les États-Unis sont dans une course contre l’URSS et ils investissent des millions dans des recherches de tout type, dont l’une qui finit par toucher Elisa, femme de ménage de nuit dans le bâtiment en question. Avec Zelda, elles parcourent les longs couloirs un petit glauques pour nettoyer des toilettes ou des laboratoires de recherche. Parfois de la pisse, parfois du sang… un quotidien peu ragoutant sur lequel le film se concentre, comme pour mieux contraster avec la suite. On l’attend en effet dès le départ, la rencontre entre Elisa et une créature fantastique. Dès le départ, la jeune femme est très curieuse, elle s’approche du gros tube dans lequel l’« atout », comme les militaires le surnomme, arrive. Les jours suivants, elle cherche à satisfaire sa curiosité en sautant sur la première occasion pour visiter le laboratoire en question, le nettoyer et surtout s’attarder près du bassin. Petit à petit, ces deux êtres muets — la créature se contente de sons qui évoquent davantage le règne animal, les dauphins notamment — s’apprivoisent mutuellement et finissent par s’apprécier. C’est une idylle atypique et très belle qui est mise en danger lorsque les Américains décident de disséquer leur prisonnier, faute de savoir comment l’apprivoiser. Le rythme augmente alors et La Forme de l’eau ne devient pas un thriller, il ne faut pas exiger, mais adopte malgré tout quelques caractéristiques du genre le temps d’une extraction à haut risque, puis d’une enquête menée par les militaires pour retrouver leur atout. Dans les interstices de cette course-poursuite, Guillermo del Toro glisse les plus belles séquences de son film, quand ses deux personnages amoureux se retrouvent dans cet appartement un petit peu miteux et qu’ils apprennent à s’aimer et qu’ils découvrent leurs corps. Le film n’a pas peur de la nudité féminine et il s’attarde aussi sur l’anatomie de la créature venue des eaux. On pourrait la critiquer pour sa proximité avec les films précédents du cinéaste : impossible de ne pas se rappeler le personnage d’Abe dans Hellboy, ou bien celui de Pan dans Le Labyrinthe de Pan et le fait que Doug Jones soit derrière tous ces personnages explique en grande partie cette ressemblance. Pour autant, ils diffèrent beaucoup dans le détail et puis c’est une question qui perd toute son importance face à la sincérité de cet amour, et aux émotions qu’il suscite. L’histoire d’amour a beau être atypique, elle n’en est pas moins très belle et La Forme de l’eau est une réussite indéniable sur ce point.

Guillermo del Toro trouve sa propre voie, une romance teintée de fantastique, un conte modernisé, une histoire d’amour atypique et aussi une valorisation passionnée de la différence. La Forme de l’eau est tout ceci, c’est aussi un très beau film porté par une photographie qui oscille entre le jaune et le vert — on pense beaucoup au travail de Jean-Pierre Jeunet, ou bien à celui de Gore Verbinski dans un tout autre genre — et qui trouve à nouveau sa voie originale au milieu de tout cela. La Forme de l’eau est un très joli film, au niveau sans doute du Labyrinthe de Pan, mais avec une vision plus positive et moins d’angoisses. À ne pas rater.