Les Furtifs, Alain Damasio

Vingt ans après son premier roman, Alain Damasio revient sur le terrain de la science-fiction politique avec Les Furtifs et une nouvelle histoire très originale. Contrairement à La Zone du Dehors qui se situait sur un satellite fictif de Saturne, et contrairement à La Horde du Contrevent qui se déroulait dans un univers complètement imaginé, ce nouveau roman se positionne en France, dans un futur proche. Quelques années de plus pour un univers extrêmement proche du nôtre : ce choix correspond à l’envie du romancier de composer une littérature explicitement plus engagée. Les Furtifs a en ligne de mire notre système capitaliste, la société de surveillance et la consommation à outrance. Le tout avec l’idée assez folle de ces créatures invisibles qui nous entourent : c’est extrêmement ambitieux, comme toujours avec Alain Damasio, mais le roman tombe un petit peu dans la facilité en traitant toute technologie comme la peste. De quoi gâcher un petit peu la lecture et c’est bien dommage, tant les bases sont bonnes.

Alain Damasio imagine une France dans quelques années, où les grandes villes auraient été acheté par des multinationales et l’espace public aurait totalement disparu au profit d’un espace privatisé et fermé. Paris appartient à LVMH et Orange, où l’action du roman commence, a été acheté par l’opérateur du même nom. Les Furtifs se construit dans cet univers familier par certains aspects et en même temps très distinct du nôtre, pour former une science-fiction très convaincante. Le romancier a toujours su établir des univers cohérents et celui-ci ne déroge pas à la règle : on sent dès les premières pages qu’il a été entièrement pensé et mûri en amont, pour constituer un cadre crédible pour l’histoire. Histoire qui se met en place sans attendre, avec la découverte dans les premiers chapitres des furtifs. Au départ, il s’agit plus d’une théorie de travail pour un groupe de militaires que l’on suit, une idée que des créatures invisibles circuleraient au milieu des humains, à notre insu. On accompagne Lorca Varèse dans cette découverte, un homme brisé par la disparition de sa fille quelques années auparavant, mais qui espère la retrouver sous la forme d’un furtif. Ce point de départ est assez simple et accessible, mais ne vous y trompez pas, Les Furtifs est un roman d’une ambition rare et la complexité va crescendo jusqu’à la fin. Petit à petit, Alain Damasio enrichit son récit et lui apporte une profondeur difficile à estimer au premier abord. Ce mouvement est bien maîtrisé et le lecteur peut profiter des connaissances accumulées au fil du récit pour ne pas s’y perdre. Et sans rien dévoiler, disons simplement que l’idée des furtifs est menée jusqu’à son extrême avec une grande virtuosité, c’est assez bluffant de découvrir petit à petit tout ce qu’il y a à connaître.

Comme dans La Horde du Contrevent, le récit adopte plusieurs points de vue à la première personne. On passe d’un personnage à l’autre au sein même des chapitres, parfois d’un paragraphe à l’autre, et un signe typographique différent identifie qui parle à chaque fois. Il y a moins de narrateurs différents dans Les Furtifs toutefois et on s’y retrouve facilement, d’autant que le romancier a trouvé des différences de style assez marquées pour identifier ses personnages. C’est virtuose, on n’en attendait pas moins d’Alain Damasio, et aussi un peu artificiel pour certains personnages. En particulier, le style urbain que l’auteur a voulu créer pour Toni est assez mauvais, il ressemble plus à la caricature d’un jeune telle qu’un senior pourrait l’imaginer, qu’à un niveau de discours que l’on retrouverait effectivement dans une cité. Ce faux-pas sur l’un des narrateurs serait facile à pardonner, s’il ne soulignait pas l’éléphant dans la pièce, le plus gros défaut du roman : son aversion absurde pour la technologie. Les Furtifs est une œuvre éminemment politique et sa critique du capitalisme à outrance et de la main-mise des entreprises privées sur le bien public est évidente dès les premières pages. Alain Damasio n’a jamais caché ses idées politiques, et c’est très bien ainsi, mais son discours sur la technologie est assez grossier et rappelle davantage la peur déraisonnable des opposants au Linky, dans notre présent. Toutes les avancées technologiques servent à emprisonner les humains ou leurs esprits, à piéger les citoyens et à leur causer du tort. Que le roman dénonce les dérives de la technologie en même temps que celles du capitalisme, très bien. Mais valoriser en guise d’alternative un retour à un monde totalement dépourvu d’informatique ou de réseau communicant est absurde déjà aujourd’hui, alors que dire dans quelques dizaines d’années ? Au lieu de s’attaquer constamment à cet aspect du futur, Les Furtifs aurait mieux fait de s’intéresser au réchauffement climatique, sujet bien plus préoccupant dans le présent, et qui mériterait mieux qu’une mention moqueuse dans ce futur1.

Alain Damasio crée un nouvel univers futuriste extrêmement différent des deux précédents qu’il avait composé dans ses romans, mais tout aussi riche et passionnant. Les Furtifs repose sur une virtuosité stylistique bluffante, comme toujours, avec un jeu sur la typographie qui donne le vertige, au risque par moment de frôler l’illisibilité, mais qui parvient toujours à rester cohérent et justifié. Cette excellente base aurait pu donner un troisième excellent roman, mais le plaisir est un petit peu gâché par l’aversion de l’auteur vis-à-vis du progrès technologique, qui semble oublier qu’il peut avoir le moindre impact positif. C’est dommage de tomber dans la caricature ainsi, mais il n’en reste pas moins que Les Furtifs est une œuvre de science-fiction d’une rare ambition et originalité qui mérite sans doute le détour, malgré ses défauts.


  1. Sauf erreur de ma part, le sujet n’est abordé qu’une seule fois, à la toute fin, et seulement dans la bouche d’un narrateur qui dit apprécier le climat d’avril apporté par le réchauffement climatique. Ce n’est pas le sujet du roman, évidemment, mais cela aurait été bien plus intéressant qu’une critique systématique des technologies liées à l’informatique.