« L’Amérique est née dans la rue » : l’affiche le montre clairement, Martin Scorsese entend raconter une partie de l’histoire de son pays avec Gangs of New York. Pour son dix-huitième film, le cinéaste américain réalisé un vieux projet, une idée qu’il murit depuis une trentaine d’années quand il sort enfin dans les salles. Le résultat est à la hauteur de ces ambitions : une épopée de près de trois heures, des combats sanglants dans une lutte sans merci pour prendre le contrôle d’un quartier et, en un sens, décider du destin des États-Unis. L’ambition démesurée de Gangs of New York se ressent à tout point de vue, un excellent divertissement et une fresque passionnante.
Gangs of New York ouvre sur une séquence qui impressionne d’emblée les spectateurs. Le combat entre deux gangs opposés est évidemment très impressionnant, mais on est d’abord scotchés par la qualité de la reconstitution. Le long-métrage de Martin Scorsese se déroule au milieu du XIXe siècle, dans un New York qui n’a absolument rien à voir avec celui que l’on connait aujourd’hui et qui ressemble beaucoup plus aux villes médiévales européennes. Les rues sont simplement des chemins boueux, les gratte-ciels qui se sont multipliés au siècle suivant ne sont ici que des maisons en bois ou parfois en pierre. Cette ville qui a totalement disparu, Gangs of New York sait la reconstituer sous nos yeux et dès les tout premiers plans, on ne peut qu’être époustouflé par le travail réalisé par le cinéaste et ses équipes. Tout est parfaitement agencé, tous les éléments rassemblés pour constituer la ville font vrai et l’énorme décor créé pour l’occasion s’avère rapidement payant. Tourné au tout début des années 2000, le film n’adopte pas la méthode actuelle qui consiste à exploiter au maximum les décors créés par un ordinateur. Dans ce long-métrage à l’ancienne, plusieurs rues ont été entièrement recréées en studio, et cela se voit. Les quelques plans d’ensemble de la ville sonnent faux en comparaison, mais ils sont heureusement très peu nombreux et le sentiment général est ainsi très positif. Martin Scorsese a d’ailleurs choisi de l’exploiter au maximum et tous les plans dans les rues de la ville fourmillent de dizaines et de dizaines de détails, comme s’il voulait saturer au maximum Gangs of New York et donner aux spectateurs trop d’éléments, en quelque sorte. Quoi qu’il en soit, c’est incontestablement un bon point pour ce film historique, même si la qualité de sa reconstitution n’est évidemment pas une fin en soi.
La bataille qui ouvre Gangs of New York oppose ceux qui sont nés sur le sol américain et qui se proclament « natifs », par opposition aux nouveaux venus, des Irlandais qui débarquent par dizaines de milliers, fuyant la famine qui sévit alors sur leur île. Ces migrants sont vus d’un très mauvais œil par ceux qui ont eu la chance d’être là avant eux et qui se sont battus pour l’indépendance du pays. Le conflit est inévitable et dégénère en bataille rangée entre ces natifs et les immigrés irlandais. Martin Scorsese nous plonge immédiatement au cœur du conflit et on suit les pas du Père Vallon, un prêtre irlandais, et de son fils qui se bat du côté des « Dead Rabbits », contre les « Native Americans » menés par Bill le Boucher. La bataille rangée inonde la place centrale du quartier pauvre de la ville, « Five Points » et se solde par la victoire des natifs qui prennent le pouvoir et instaurent leur loi. Gangs of New York raconte ainsi une partie de l’histoire américaine, à une époque où la Guerre de Sécession faisait encore rage autour de la question de l’esclavage. Pendant la majeure partie du film, l’État central est totalement absent et il laisse ces hommes se débrouiller et surtout se massacrer entre eux. Bill fait la loi dans le quartier, il gère autant la police que le monde politique et même s’il ne peut enrayer le flot continu d’Irlandais qui arrivent chaque jour, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour les forcer à repartir, ou à s’engager dans la guerre qui oppose le Nord et le Sud du pays. Finalement, l’histoire de ce quartier résume en partie au moins l’histoire d’un pays : cette idée est bien menée par Gangs of New York qui se termine logiquement par un rappel à l’ordre général et un bain de sang. C’est autour de cette période que la fédération se construit, pas seulement en colonisant toujours plus loin à l’Ouest, mais aussi en construisant un État fort à l’Est.
Dans cette grande histoire, Martin Scorsese a imaginé des histoires personnelles pour construire son film. Bill le Boucher est librement inspiré d’un personnage qui a réellement existé, mais Gangs of New York pioche dans le tissu historique pour construire son propre récit. Le film ouvre sur une bataille qui voit la victoire d’un homme et la mort d’un autre : Amsterdam Vallon, le fils du leader irlandais assiste impuissant à la mort de son père et c’est lui le vrai héros du récit. Le long-métrage se déroule ainsi essentiellement seize ans plus tard, alors que le petit garçon est devenu un jeune homme plus motivé que jamais à en découdre. La suite est assez classique, Amsterdam se fait connaître dans le quartier, il est remarqué par Bill le Boucher qui trouve en lui le fils qu’il n’a jamais pu avoir, mais il finit par apprendre sa vraie identité et le conflit devient alors ouvert. On n’est pas vraiment surpris par cette histoire conventionnelle, mais qui fonctionne vraiment bien et qui permet à Martin Scorsese de faire tenir son long-métrage de près de trois heures de bout en bout sans faille. Gangs of New York est à cet égard une véritable épopée, même s’il se déroule sur une période assez courte. Dans un premier temps, Amsterdam est un spectateur qui découvre, en même temps que nous, le quartier de Five Points et cette ville où le désordre règne en maître. Peu à peu, il s’approche de Bill et finit par devenir son second ; il gagne ainsi la confiance nécessaire à sa vengeance, mûrement réfléchie.
En concentrant ainsi son film sur une histoire de vengeance, Martin Scorsese nous mène aveuglés à son final sanglant, une fin que ses personnages ne semblent jamais comprendre non plus. Alors que Gangs of New York s’apprête à célébrer une deuxième bataille qui aurait offert à une belle conclusion à celle qui ouvre le film, l’évènement est perturbé et interrompu par les soldats envoyés mater la révolte des plus pauvres New-Yorkais. Même si ce n’est pas directement son sujet, le film se termine en effet autour des Draft Riots, une révolte très violente de la part d’une population qui n’en peut plus du système de circonscription si facilement évité par les plus riches, mais qui devient une obligation pour ceux qui n’ont rien. L’armée s’immisce ainsi entre les deux camps qui rejouaient la première bataille et Martin Scorsese nous montre ainsi qu’ils sont tous dépassés par les évènements, qu’ils n’ont pas saisi que l’histoire avait avancé et rendu leur conflit totalement caduc. Une belle façon de conclure son épopée, tout en posant ainsi quelques jalons de l’histoire américaine. Le réalisateur de Gangs of New York pouvait compter sur les acteurs réunis ici et qui sont tous excellents : Leonardo DiCaprio et Cameron Diaz forment un beau couple, mais c’est surtout l’extraordinaire interprétation de Daniel Day-Lewis qui marque les esprits. Ironiquement, dix ans avant son rôle en tant qu’Abraham Lincoln dans Lincoln, il incarne ici un opposant au Président américain, un homme qui tente envers et contre tout de bloquer une progression qui paraît naturelle. Un homme violent et sanguinaire pour une interprétation vraiment époustouflante et qui justifierait à elle seule de regarder Gangs of New York.
Avec son histoire de vengeance personnelle, Martin Scorsese a réussi à montrer une part sombre et méconnue de l’histoire américaine. Gangs of New York raconte le passage d’une époque à une autre, un moment charnière dans l’histoire des États-Unis, ce qui est toujours passionnant. Ajoutant à cela des personnages très bien écrits, on obtient une fresque de grande qualité, même si elle souffre peut-être de quelques problèmes de rythme. Une vraie réussite malgré tout, à voir et à revoir…