La fiction est très souvent une excuse pour parler de la réalité et c’est encore plus vrai dès lors que l’on parle de zombies. Depuis l’apparition moderne du phénomène, dans les États-Unis de la fin des années 1960, les films et séries de zombies sont régulièrement prétexte à évoquer notre société, en général de manière négative. Fort de ce constat, Manouk Borzakian analyse le phénomène avec son prisme de géographe. Géographie zombie, les ruines du capitalisme pioche dans un corpus d’œuvres cinématographiques et télévisuelles pour analyser, non pas tant les créatures revenues d’entre les morts et assoiffées de chair humaine, mais plutôt les humains qui les affrontent. Avec toujours en ligne de mire cette question : que disent les œuvres de zombies sur notre monde ? Un essai assez court, très dense et passionnant.
Manouk Borzakian part du constat que les zombies existent dans notre monde, pas seulement au cinéma ou à la télévision, mais aussi dans notre imaginaire collectif et même parfois dans la réalité. Comme d’autres avant lui, ce professeur de géographie remarque que ces histoires de morts revenus hanter les vivants « parlent de notre monde » et qu’à ce titre, on peut analyser le phénomène avec le prisme des sciences sociales. Et pour savoir ce que les zombies disent de notre monde, il faut d’abord remonter le temps, jusqu’à l’origine du phénomène. On pense tous à des œuvres assez récentes, que ce soit la célèbre série The Walking Dead ou un petit peu plus loin les œuvres fondatrices de George A. Romero, mais les zombies sont plus anciens. La première partie de cet essai remonte le temps jusqu’aux années 1930, avec le premier film connu qui parle de zombies. Les créatures d’alors n’avaient que très peu de points communs avec celles que l’on connaît aujourd’hui. Héritage de la mythologie haïtienne, le zombie est une figure tropicale et exotique, un étranger absolu auquel on ne s’identifie pas du tout. Ce n’est que progressivement dans les années qui ont suivi que l’Occident se réapproprie le mythe et fait du zombie le revers cauchemardesque de lui-même. Géographie zombie, les ruines du capitalisme analyse très bien comment le scénario apocalyptique qui est toujours au cœur des œuvres du genre est une manière de nous confronter à l’altérité, une peur centrale de nos sociétés. Le zombie incarne l’Autre, ennemi à combattre qui unit les survivants et offre une identité commune.
À partir de ce constat assez simple, l’essai publié par les éditions Playlist Society va nettement plus loin dans l’analyse géographique du phénomène. Dans la deuxième partie, l’auteur montre comment les œuvres de zombies construisent des barrières pour maintenir cette altérité à distance, et par conséquent construire un lieu propre à la vie. La force de Géographie zombie, les ruines du capitalisme est de multiplier les allers et retours entre la fiction et la réalité. Ce désir de barricade retrouve un écho direct avec la multiplication des murs, notamment en Amérique du Nord, que ce soit entre les États-Unis et le Mexique, ou alors à l’intérieur des villes, autour des communautés fermées des plus riches. Au fond, le désir de barricade des survivants dans les histoires de zombies rejoint directement le nôtre, avec cette peur de l’extérieur et l’envie de vivre au sein d’un groupe uni. Avec ce paradoxe que l’on retrouve à la fois au cinéma et dans le monde réel : quel est l’intérêt de vivre, si l’unique objectif est de survivre en s’enfermant entre quatre murs ? Manouk Borzakian revient finalement à ce constat, que l’on pourrait avoir tendance à oublier. Les mondes de zombies imaginés pour le cinéma et la télévision sont des mondes post-apocalyptiques, où la civilisation telle qu’on la connaît a disparu. Dans une troisième partie, il s’intéresse plus précisément aux lieux, notamment urbains, essentiels dans les œuvres de zombies. Rejetant l’hypothèse souvent formulée que ces œuvres sont des critiques de la ville moderne, l’auteur montre au contraire qu’elles célèbrent ce qui a été perdu. Et c’est là que le capitalisme du titre entre en jeu : privatisation de l’espace public, effet tunnel ou encore « déficit de lieux », les histoires de zombies poussent à leur paroxysme des phénomènes apparus dans le monde réel depuis des années.
Géographie zombie, les ruines du capitalisme n’est pas toujours simple à suivre, notamment si vous n’avez pas une très bonne culture zombie avant de commencer la lecture. L’auteur a aussi une écriture assez aride et très dense, qui implique souvent de relire un passage à plusieurs reprises pour bien le comprendre. Néanmoins, l’analyse proposée par Manouk Borzakian est passionnante de bout en bout et elle apporte un éclairage nouveau sur les zombies, si populaires depuis une vingtaine d’années. Ne passez pas à côté si le sujet vous intéresse.