Une mère et sa fille complice dans une petite ville du Connecticut : le point de départ de Gilmore Girls tient sur un post-it et c’est tout ce que sa créatrice, Amy Sherman-Palladino, avait lors de sa proposition à la chaîne. Il a fallu créer une série à partir de cela, mais fort heureusement, cette idée s’est avérée fructueuse. Sur sept saisons et plus de 150 épisodes, la création de The WB ne raconte rien de plus que le quotidien de Lorelai et Rory Gilmore, leur vie à Stars Hollow, leurs histoires amoureuses, les études de la plus jeune et tout ce que le quotidien peut offrir. Cela pourrait sembler bien peu, mais c’est bien suffisant pour réussir à tenir la distance. Plus de vingt ans après sa sortie initiale, Gilmore Girls reste toujours aussi plaisante à regarder, une série légère et drôle qui s’est construit son propre univers à partir d’événements du quotidien.
Lorelai et Rory habitent à Stars Hollow depuis plus de 16 ans, ce qui est aussi l’âge de la fille quand la série commence. Sa mère n’avait que 16 ans quand elle a accouché et surtout coupé les ponts avec sa riche famille qui n’a pas accepté cette naissance hors mariage. Dès le pilote, Amy Sherman-Palladino établit les principales caractéristiques de sa création, à commencer par la complicité entre les deux personnages féminins, plus meilleures amies que mères et filles. Elles partagent tout de leur vie et leur quotidien et Lorelai ne traite jamais Rory comme une enfant, tandis que la différence d’âge mesurée renforce l’impression de voir deux amies papoter au lieu d’une relation filiale. Mais cela ne suffit pas à établir une série, surtout quand elle doit s’étaler sur une vingtaine d’épisodes par saison, si bien que le premier épisode introduit encore bon nombre des personnages secondaires qui entourent les deux héroïnes. Lorelai travaille avec Sookie et Michel à l’auberge de la ville, la première est une cheffe de cuisine hors-pair, le second le maître d’hôtel bougon. Rory a sa meilleure amie Lane, fille d’une émigrée coréenne très stricte qui écoute du rock en cachette. Il y a aussi tous les habitants de la petite bourgade fictive de Stars Hollow : Luke qui tient le diner, la voisine Babette, le maire Taylor, Kirk au rôle indéfinissable. Et encore la famille Gilmore, qui revient dans leur vie au début de Gilmore Girls quand Lorelai n’a pas d’autres choix que de demander à ses parents de financer l’école privée de Rory. Emily et Richard vivent dans la ville voisine de Hartford, ils sont dans une immense maison avec des serviteurs qui ne restent pas plus d’une semaine et ils représentent l’antithèse des héroïnes. Au fil des saisons, les scénaristes ouvrent peu à peu cet univers avec d’autres personnages, avec notamment plusieurs petits-amis successifs pour Rory ainsi que Paris, qui va devenir son amie. Mais ce noyau dur reste d’un bout à l’autre et Amy Sherman-Palladino choisit de ne pas bouleverser inutilement le casting. Il est frappant de constater que la majorité des acteurs principaux sont restés de la première à la septième saison et ont gardé leur rôle bien en place pendant tout ce temps.
Cette grande stabilité est au service d’une série dont l’ambition est de raconter le quotidien. Un quotidien romancé bien évidemment, il faut bien quelques péripéties pour faire avancer l’intrigue de manière plus nette que dans la réalité. Néanmoins, la volonté explicite de la créatrice d’éviter les drames incessants est payante : Gilmore Girls reste sur une trajectoire stable du pilote à son ultime épisode, elle sait garder le cap et maintenir son originalité jusqu’au bout. On pourrait penser que c’est la clé pour une série ennuyeuse ou qui tourne vite en rond, mais ce n’est pas le cas. Certes, l’intégralité de la série pourrait être résumée en quelques lignes, tant il ne se passe rien d’extraordinaire. Rory fait ses études, du lycée privée à l’université de Yale et elle a plusieurs petits-amis ; Lorelai parvient à ouvrir sa propre auberge et elle a plusieurs (més)aventures amoureuses tout en se disputant régulièrement avec ses parents. Mais ces grands arcs narratifs qui traversent la série ne sont pas importants, ce qui compte ce sont les petits événements au jour le jour. Les idées folles de Sookie, l’humeur massacrante de Michel, les projets dingues de Taylor, les manigances de Lane pour vivre sa passion ou encore les bougonneries de Luke. Sans oublier le trio de filles Gilmore qui a donné son nom à la création de The WB : Emily, Lorelai et Rory soutiennent toute la série, surtout les deux premières qui sont excellentes chacune dans leur rôle. Alexis Bledel est un petit peu transparente dans le rôle de Rory, mais Kelly Bishop pour Emily et tout particulièrement Lauren Graham pour Lorelai permettent à Gilmore Girls de s’en sortir en toutes circonstances. Elles jouent remarquablement bien et sont des actrices parfaites pour le type de jeu favorisé par le scénario, avec des échanges vifs et des dialogues menés tambour battant. La vie à Stars Hollow est peut-être lente, mais les discussions se font à toute vitesse, avec un humour sarcastique très développé du côté de Lorelai. C’est un délice à écouter et à suivre et il faut saluer autant le sens des dialogues des scénaristes que le talent des acteurs qui sont parvenus à lui donner corps.
Ces bons points compensent amplement les défauts qui se révèlent encore plus aux spectateurs contemporains. La diversité n’était pas une priorité et Gilmore Girls est une série conservatrice, à la fois par son milieu social homogène et par sa vision de la société, blanche et hétérosexuel. Même si Lorelai est censé avoir cassé les ponts avec ses riches parents et vécu une vie difficile, elle peut compter sur eux à tout moment et ne manque pas de le faire, si bien que Rory grandit dans ce milieu favorisé et fréquente même un garçon de la haute société. De même, même si les habitants de Stars Hollow ne sont pas richissimes comme ceux de Hartfort, la misère sociale est bien éloignée de cette ville fictive, où il n’y a jamais de problèmes majeurs. Il suffit de regarder ce que Netflix a fait dix ans après la fin de la série, avec la par ailleurs très médiocre Gilmore Girls : Une nouvelle année, pour réaliser que l’on n’écrit plus des histoires aussi homogènes. C’est d’autant plus dommage que Michel aurait pu être ouvertement gay dès la première saison, au lieu de taire toute notion même de sexualité le concernant. Et avec une jeune femme devenue mère à 16 ans en guise de personnage principal, on aurait pu penser que l’avortement serait un sujet de discussion, mais comme bien trop souvent dans les séries américaines, c’est au contraire un sujet tabou qui n’est jamais même suggéré, alors que les occasions se multiplient. On comprend très bien qu’Amy Sherman-Palladino ait choisi un environnement optimiste et enjoué comme cadre de sa série et après tout, le fait qu’elle reste aussi plaisante plus de vingt ans plus tard prouve que c’était une bonne idée. Cela dit, ce manque de diversité est criant et heureusement que Gilmore Girls peut compter sur ses autres qualités pour compenser.
Même si tout n’est pas rose, The WB a réussi son pari avec cette création fun et légère. Gilmore Girls est un délice à savourer en version originale — même les sous-titres sont bien inférieurs, hélas — pour suivre les dialogues rapides et intenses qui évoquent un petit peu le pendant côté comédie du travail d’Aaron Sorkin. Outre ses personnages principaux, la création d’Amy Sherman-Palladino tient dans la durée grâce à la ville fictive de Stars Hollow et ses multiples bizarreries et habitants hauts en couleur. C’est un petit monde hors-sol et hors du temps, ce qui peut être vu à la fois comme un point négatif et comme son plus gros avantage. En tout cas, cela explique sa longévité : même aujourd’hui, Gilmore Girls mérite le détour.