Plus que tout, j’ai voulu que ce livre soit drôle, plus drôle que votre vie de tous les jours ; qu’il vous tienne éveillé toute la nuit et vous oblige à téléphoner au bureau, le lendemain matin, pour vous faire porter pâle. Et cela, à la seule fin d’en achever la lecture. Bref, j’ai voulu, avec ce livre, vous dérober une journée de votre vie. — Nick Harkaway
Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée est le premier roman de Nick Harkaway. Moins connu que John Le Carré, son père, l’écrivain fait preuve d’une étonnante ambition sur ce premier livre, après une carrière en tant que scénariste pour le cinéma. Loin de l’espionnage traditionnel de son père, ce pavé évoque un monde post-apocalytique très atypique, totalement ravagé par une guerre terrible et maintenu en vie par une canalisation qui appartient à une seule entreprise prête à tout. C’est de la science-fiction, mais pas au sens traditionnel du terme : Nick Harkaway imagine un genre à part entière, un genre qui entremêle des inspirations très différentes, du kung-fu à l’antimatière. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée est un livre dense et touffu, à recommander aux amateurs d’univers originaux qui n’ont pas peur de s’y perdre.
Comme c’est parfois le cas en littérature, Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée est racontée du point de vue d’un narrateur qui n’est jamais nommé. Le Gonzo du titre est en fait son meilleur ami, un personnage central dans le roman, certes, mais ce n’est pas lui qui raconte l’histoire. Le récit commence sans introduction préalable dans le Bar sans nom. À l’intérieur, une bande de vieux amis — parmi lesquels Gonzo et le narrateur justement — discute de tout et de rien, quand l’électricité se coupe brutalement. Ils apprennent alors que la Canalisation est en feu, une catastrophe que l’on croyait impossible. Dans ce présent, la planète a été totalement dévastée quelques années auparavant par une guerre mondiale qui a utilisé à mauvais escient une arme redoutable d’efficacité et surtout extrêmement dangereuse. Le lecteur n’a pas tous les détails dans un premier temps, mais le narrateur prend la peine d’expliquer quelques principes de ce monde radicalement différent ce celui que l’on connaissait et même, comme on l’apprend vite, de celui qui avait cours avant la guerre. Le « Monde Effacé », tel est son nom, est né de l’utilisation d’une arme redoutable puisqu’elle efface tout simplement la matière. Elle a trop bien fonctionné et son utilisation généralisée a détruit la majorité de la planète, avec des conséquences terrifiantes sur les populations que personne n’avait imaginé. La canalisation maintient un espace où l’on peut encore vivre : sur quelques kilomètres, elle envoie une substance qui annule les effets de la bombe anti-matière et permet à la matière de persister. Sa disparition entraînerait la fin de l’humanité, c’est pourquoi la nouvelle de l’incendie déclenche autant d’appréhensions dans ce bar anonyme. La Jorgmund, l’entreprise qui gère la canalisation, est débordée par les évènements et elle fait appel à Gonzo et ses amis — dont le narrateur — pour aller éteindre l’incendie. L’incroyable odyssée évoquée par le titre français peut commencer.
Nick Harkaway a imaginé un univers de science-fiction qui semble tout à fait classique. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée commence comme une dystrophie assez banale, un univers dévasté par une apocalypse humaine qui conserve dans un premier temps son mystère, comme c’est d’ailleurs souvent le cas. Le lecteur aura largement le temps de comprendre les tenants et les aboutissements de la crise qui précède le premier chapitre, mais ce n’est pas immédiatement le cas. La science-fiction de Nick Harkaway n’est pas pleine de vaisseaux spatiaux et de sabres lasers, elle n’est en fait pas tellement fictionnelle. On comprend dans le cours du récit que l’action se déroule sur terre, mais on ne connait pas la date précise du récit. À en juger au mode de vie du personnage principal et de son entourage, la différence avec notre actualité est mince, à tel point que l’on pourrait presque parler d’uchronie, même si l’auteur ne permet pas de l’affirmer. L’amateur de science-fiction ne manquera pas de noter que tout sonne faux dans Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée. Certaines technologies évoquées n’existent pas encore, à commencer par les bombes qui effacent la matière, ou encore la substance FOX qui circule dans la canalisation et annule l’effet des bombes. Ces idées relèvent de la science-fiction pure, mais Nick Harkaway crée un décalage surprenant en faisant combattre ses personnages… avec du kung-fu. Cet art martial revêt une place centrale dans le récit et ce n’est pas le seul anachronisme du roman : l’auteur prend un malin plaisir à brouiller les cartes, ce qui donne un côté intemporel à l’ensemble. Quand on termine le roman, on est bien en peine de le ranger dans une seule catégorie tant Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée semble totalement atypique. Construit en partie sur le mode du flashback, il s’éloigne parfois de la science-fiction, avant d’y revenir dans un final explosif dont on ne dira toutefois rien de plus.
S’il est un point qui rattache sans conteste Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée à la science-fiction, c’est bien le côté critique du roman. L’auteur a sciemment éliminé la majorité des noms de lieux, mais il n’a pas rendu son récit totalement anonyme pour autant. La guerre qui conduit à la situation post-apocalyptique initiale est ainsi reliée explicitement au Moyen-Orient et même si le pays dans lequel se déroule l’action reste imaginaire, il n’est pas difficile d’y voir une référence directe à l’Irak. Publié en 2008, le premier livre de Nick Harkaway a été rédigé pendant les années les plus intenses de cette guerre et peut-être même qu’il a été initié à cause de la guerre. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée répond quelque part à une interrogation : et si on utilisait à nouveau une arme radicale, comme en 1944, mais cette fois contre un pays du Moyen-Orient ? Et si ce pays la possédait aussi, que se passerait-il ? La réponse n’est, on s’en doute, pas vraiment positive et l’univers mis en place par le roman fait plutôt froid dans le dos. L’auteur prend son temps pour le mettre en place et remonte pour cela jusqu’à la naissance du narrateur qui survient à sa rencontre avec Gonzo, enfant. Il est alors placé au cœur des évènements et peut ainsi constater de l’intérieur les progrès réalisés sur cette nouvelle arme, puis son utilisation hasardeuse qui mène à la dévastation de la planète entière. Cette première critique de la guerre est doublée d’une autre, plus essentielle encore : quand les bombes ont fait leur travail et qu’il faut reconstruire, la Canalisation est mise au point et installée par une entreprise, la Jorgmund. Cette société privée offre à la poignée de survivants un moyen de vivre, sans elle la vie est tout simplement impossible. Son pouvoir est énorme et elle en tire profit en remplaçant les États et les gouvernements balayés par la guerre. Par ce roman, Nick Harkaway met en valeur les dégâts causés quand une entreprise motivée par l’intérêt capitaliste régit un monde, une belle métaphore du pouvoir du capitalisme sur notre société actuelle. Par analogie, c’est le système financier et boursier que l’on connaît bien qu’il vise et la Jorgmund est la métaphore de ce système qui a d’ailleurs échoué avec la crise des subprimes juste après la publication originale de Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée. Étrange prémonition…
On a encore assez peu parlé du narrateur et pour cause, il a tendance à s’effacer derrière les évènements qu’il a vécus et qu’il relate. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée raconte aussi son histoire toutefois, sous une forme là encore variable. Après un début fracassant avec l’incendie, Nick Harkaway opère une rupture brusque de son récit et de son écriture en remontant à la naissance de son héros. Gonzo et ses hommes sont embauchés pour éteindre l’incendie, mais il faut pour cela effectuer un long trajet en camion et le narrateur en profite pour se remémorer sa vie entière. On découvre alors un univers très semblable au nôtre, voire d’ailleurs antérieur à notre époque. On suit un narrateur enfant adopté par Gonzo au bac à sable puis recueilli et élevé par les parents de ce dernier. Pendant ses études, il se lie d’amitié avec les mauvaises personnes et il est contraint de s’engager dans les forces spéciales de l’armée. C’est dans ce contexte qu’il vit la guerre de l’intérieur, puis participe à la construction du nouveau monde en étant sur la machine qui installe la canalisation. Assez secondaire et effacé derrière un Gonzo qui attire toujours les regards et les intérêts, ce personnage prend peu à peu de l’importance jusqu’à jouer le premier rôle. Il est de toute manière le narrateur du récit raconté à la première personne et c’est un narrateur interne qui n’a qu’une vision biaisée des évènements. Il a aussi un regard très ironique et parfois assez distancé sur ce qui lui arrive, au point à plusieurs reprises de décrire l’action d’une personne, avant de s’apercevoir que ce n’est autre que lui. Nick Harkaway a par ailleurs très bien réussi à rendre son évolution et le narrateur devenu blasé par une vie trop remplie regarde avec un certain amusement celui qu’il était plus jeune.
L’humour vanté par l’auteur dans la citation qui ouvre cet article provient surtout de ce narrateur et de la distance qu’il entretient avec les évènements. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée ne m’a pourtant pas vraiment fait rire, c’est d’ailleurs la seule critique que je pourrais faire à son égard. À ce niveau, il convient de préciser que j’ai lu le roman en français et que la traduction par ailleurs très bonne de Viviane Mikhalkov a peut-être supprimé une partie de l’humour de Nick Harkaway. Le style de l’auteur est incontestablement atypique, lui aussi. Son narrateur s’exprime de manière populaire, on entendrait presque de l’argot, et les descriptions sont souvent exagérées, pour mieux en souligner le ridicule ou le côté cocasse. Dans l’esprit, on retrouve assez l’humour d’un Terry Pratchett et Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée prête assez souvent à sourire, ce qui est peut-être simplement l’effet recherché. Je m’attendais à un humour plus marqué, mais en l’état il s’agit souvent d’un effet de distance entre le narrateur et ce qui l’entoure. Le récit est en tout cas assez prenant et on a envie d’en savoir plus sur la canalisation et la guerre : l’auteur a su donner ses informations très progressivement et à maintenir l’intérêt jusqu’au bout de son (long) roman. Inutile de le nier toutefois, on n’est pas ici chez J.K. Rowling (Harry Potter), le rythme du récit reste très lent et le style est globalement touffu. Si vous n’aimez pas les descriptions et les digressions, vous risquez bien de vous ennuyer ferme dans ce roman qui ne se laisse pas apprivoiser facilement, mais Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée mérite votre effort, tant ce récit atypique est attachant.
Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée ne m’a pas dérobé une seule journée de ma vie, mais quelques trajets dans le train qui ont semblé beaucoup trop courts… Ce premier roman de Nick Harkaway est vraiment atypique, il ne ressemble à aucun autre roman que j’ai pu lire et c’est incontestablement ce qui fait son attrait. Ce n’est pas un livre de plage facile à lire, il faut se plonger dans cet univers noir, apprendre à connaître ces personnages un peu caricaturaux, apprivoiser le style si particulier du narrateur et de son auteur. Si vous acceptez tout cela, vous découvrirez un univers original et une histoire fascinante. Gonzo Lubitsch ou l’incroyable odyssée est en tout cas assez impressionnant pour un premier roman : j’ai maintenant hâte de découvrir la suite de son œuvre et notamment son second roman, Angelmaker.