Guerre

J’ai grandi parfaitement conscient de la chance qu’avait ma génération. Les cours d’histoire évoquaient en boucle le récit des deux Guerres mondiales et toutes leurs horreurs me sont complètement familières. Mais ils se terminaient toujours en évoquant la création d’une union en Europe qui garantissait la paix. Depuis un demi-siècle, on avait appris à vivre ensemble et plus personne ne considérait son voisin comme l’ennemi à abattre. La fin de la Guerre froide avait éteint le risque d’une apocalypse nucléaire et la Chine avait trop d’intérêts commerciaux avec le reste du monde pour constituer une menace sérieuse. Dans ces conditions, ma génération pouvait espérer vivre en paix.

Les attentats de Paris, vendredi 13 novembre 2015, ont remis en cause, voire balayé cet espoir. Pour la première fois, j’ai eu brutalement conscience que notre pays pouvait très bien être attaqué et devoir répondre. Que peut-être dans le futur, ma vie réglée et tranquille serait perturbée par une mobilisation. Ou que je pourrais être directement touché, ou voir un membre de ma famille, un ami proche ou une vague connaissance emportée par une autre attaque. Mes grands-parents sont encore là pour témoigner sur les guerres qu’ils ont connues. Comment pouvais-je penser que j’aurai peut-être un jour, moi aussi, à raconter une guerre ?

Nous n’en sommes pas encore là, mais plus que jamais, la menace de l’État islamique se fait sentir. Déjà en janvier, les attentats contre Charlie Hebdo auraient dû nous alerter, m’alerter. Mais comme beaucoup je pense, je suis resté sur l’idée qu’il ne s’agissait que d’une bande de terroristes illuminés, un successeur d’Al-Qaïda qu’on pourrait aussi faire tomber en concertant les efforts internationaux. Qu’au fond, ce n’était pas une menace si dangereuse qu’elle pourrait me toucher directement.

Je réalise aujourd’hui mon erreur. Ce ne sont pas seulement les attaques de vendredi qui m’ont ouvert les yeux, mais aussi un long et passionnant article publié par The Atlantic sur Daech et surtout sur ses intentions. Il ne vient pas de sortir, il date du mois de mars, mais il circule sur les réseaux sociaux depuis les attentats. Et sa lecture m’a vraiment ouvert les yeux sur cette menace. Même si ce n’est pas une lecture facile, je la recommande à tous1, car il ne sert à rien de se voiler la face. Nous n’avons pas une bande d’illuminés face à nous, le reste du monde, et Daech n’est pas qu’une organisation politique attirée uniquement par le pétrole et les dollars. C’est bien un groupe parfaitement organisé, mais surtout extrêmement pieux et persuadé que la mort de tous les infidèles est sa seule raison d’être.

Nous allons conquérir votre Rome, briser vos croix et faire de vos femmes nos esclaves. Et si nous n’y parvenons pas cette fois, alors nos enfants et nos petits enfants y arriveront et ils vendront vos fils au marché aux esclaves. — (Abou Muhammad al-Adni, porte-parole de l’État islamique)

L’État islamique n’est pas un pays classique et il ne le sera jamais, puisqu’il ne peut pas s’accorder avec les règles internationales. Le rôle du Calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi est d’étendre la religion islamique au monde entier et il ne doit pas s’arrêter avant d’avoir converti ou tué tous les infidèles, c’est sa mission divine. Y renoncer, c’est renoncer aussi à l’Islam et c’est nécessairement en sortir. Dans ces conditions, la paix est impossible, reconnaître des frontières et une tout autre autorité que Dieu est interdit par le Coran et reviendrait à accepter l’apostasie. Dès lors, intégrer l’État islamique à notre système est impensable et ce n’est pas une affaire de personnes : ces hommes sont tous persuadés qu’ils ne doivent rien accepter, pas même de se présenter face à l’ONU. Les Nations Unies constitue une autorité impie que tous les Musulmans qui reconnaissent l’autorité du Calife doivent rejeter. Et toutes les règles internationales reposent depuis des siècles sur l’idée de frontières reconnues plus ou moins par tous les pays. Le concept même de frontières fixes est étranger au Califat qui est obligé de mener le djihad au moins une fois par an. Il peut signer un accord de paix, mais uniquement temporaire et il doit lancer au moins une guerre par an, tel que le Coran le décrit.

État islamique : carte de l'occupation actuelle

Situation des territoires contrôlés par Daech, en juillet 2015. Source

Pour couronner le tout, la finalité de l’État islamique n’est pas seulement de convertir ou de tuer tous les infidèles. In fine, l’objectif reste l’Apocalypse promise par les textes religieux. Déjà que ses partisans sont prêts à mourir pour leur cause avec la promesse d’un ticket garanti pour le Paradis, le but même de l’autorité qui les contrôle est d’apporter l’Apocalypse sur Terre. Comment combattre une telle menace ? Les menacer de les tuer ne changera rien à leur détermination. Même une bombe atomique n’y ferait rien, elle avancerait ce qui est, à leurs yeux, l’objectif final. En quelque sorte, on les aiderait à faire triompher leur cause.

Cette croyance absolue dans les enseignements du Coran est peut-être aussi un point faible pour l’État islamique. D’une part, ses intentions sont bien connues et même si on ne sait pas précisément ce qu’il va entreprendre — les attentats de vendredi en sont la preuve brûlante, même s’il n’est pas certain que ces attaques soient directement de son fait —, on connaît la vision d’ensemble, là où Al-Qaïda était beaucoup plus flou. D’autre part, le Califat cesserait d’exister s’il ne contrôlait plus aucun espace physique, c’est la règle. Si une attaque militaire parvenait à reprendre le contrôle des zones occupées par Daech, le Califat disparaîtrait et la loi coranique cesserait d’être appliquée. En particulier, les Musulmans du monde entier n’auraient plus à prêter allégeance et à rejoindre la région ; actuellement, c’est l’une des règles en vigueur et c’est probablement une motivation importante pour tous ceux qui partent. Rappelons aussi que le Califat doit absolument étendre son territoire au moins une fois par an. Si les pays en contact avec la zone contrôlée par l’État islamique empêchent la progression de manière ferme, ce sera déjà une forme de victoire. Sans compter qu’il ne peut pas avoir d’alliés, sa nature le lui interdit : isolé et fermé, cet État pourrait difficilement survivre.

Néanmoins, attaquer de front l’État islamique, c’est aussi risquer de ressusciter les Croisades, ce qu’espèrent en fait les dirigeants de l’État islamique. L’Histoire a déjà prouvé à de multiples reprises qu’il n’y a pas meilleur moyen, pour unir un peuple, que de l’opposer à un autre peuple. Et c’est précisément ce que cherchaient les attaques parisiennes. Il ne s’agissait pas seulement d’attaquer la capitale française et quelques-uns de ses symboles — en s’en prenant à des lieux de plaisir, qu’il s’agisse de sport, de divertissement ou de restauration, les terroristes visaient directement notre joie de vivre et notre sécurité —, il ne s’agissait pas non plus uniquement de tuer quelques infidèles. Le vrai but, la motivation véritable, est de dresser les Français les uns (musulmans) contre les autres (le reste de la population). Et de forcer les croyants à rejoindre, parfois contre leur gré, le mouvement. C’est un vrai danger, car déjà les réactions les plus extrêmes s’en prennent aux Musulmans, sans distinguer la majorité qui rejette l’État islamique de la minorité qui le soutient. Suivre cette voie, c’est également jouer le jeu de Daech.

Malheureusement, elle est nettement plus simple que l’alternative qui consiste au contraire à ouvrir la société plus largement aux croyants et à les accepter et les intégrer réellement. Il faudra des années pour changer notre société et notre éducation. Ce ne sera pas facile et le risque d’échouer et de revenir à un conflit interne est grand. Mais c’est sans aucun doute la seule manière de combattre efficacement l’État islamique, alors que d’ostraciser les Musulmans qui vivent en Europe est certainement la meilleure aide qu’on pourrait lui apporter.


  1. Si vous ne maîtrisez pas l’anglais, Courrier International l’a traduit intégralement. Et si vous êtes pressé, Slate a publié un article qui résume bien la situation. Il est loin d’être aussi complet, mais il permet de se faire une idée rapide.