Comme chaque année, 2015 a son Woody Allen. Et le cru annuel abandonne l’Europe de la Grande Époque au profit d’un retour au présent et aux États-Unis, mais cette fois dans une petite bourgade de la côte Est. L’homme irrationnel pourrait difficilement passer pour un long-métrage réalisé par un autre cinéaste que le new-yorkais et à bientôt 80 ans, Woody Allen maintient son rythme assez fou d’un film par an, avec ses vieilles habitudes, de la bande-originale jazzy au générique en lettres blanches sur un fond noir1, en passant par des personnages et situations classiques chez lui. On est en terrain connu, ce qui est à la fois rassurant et gênant : L’homme irrationnel se regarde avec plaisir, mais ce n’est pas un grand cru inoubliable, uniquement un divertissement un peu bancal et amusant.
La trame générale de L’homme irrationnel est très simple, c’est à la fois le plus gros avantage et l’inconvénient majeur du projet. Le titre ne permet pas nécessairement de comprendre de quoi il retourne, mais la première scène évacue tout doute : face à la caméra, le personnage d’Abe évoque la théorie de la raison de Kant et on sait que l’on aura affaire à un Woody Allen philosophique. Le réalisateur explique volontiers qu’il est passionné par la philosophie depuis toujours et que ses films s’inspirent souvent des idées de grands philosophes. Parfois, cela se voit plus que d’autres : on se souvient, par exemple, de Whatever Works qui posait explicitement des questions philosophiques. C’est encore le cas ici et tout au long du long-métrage, on gardera en tête cette idée de la raison et on sait que le personnage principal, Abe donc, fera quelque chose d’irrationnel. Ce personnage de philosophie est un classique chez Woody Allen : ancien idéaliste, il a été déçu par la vie et il est extrêmement dépressif quand s’installe le récit. Attendu dans une petite fac de la côte Est pour donner des cours, il n’a plus aucune raison de vivre et pense régulièrement à se suicider, et ce n’est pas la rencontre avec la pétillante Jill, l’une de ses étudiantes qui tombe immédiatement sous son charme, qui fait la différence. Cette première partie très psychologique et noire, marquée essentiellement par la dépression du personnage principal, bascule quand il réalise l’acte irrationnel que l’on attendait. L’homme irrationnel gagne alors en légèreté et on retrouve l’humour noir bien connu chez Woody Allen, avec une fin que l’on ne révèlera pas naturellement, mais qui est un clin d’œil amusant et un pied de nez plutôt bien vu.
L’ensemble est divertissement, mais aussi assez bancal. Peut-être parce que ce scénario si limpide que l’on imagine dès la première scène, quand la voix-off du philosophe explique le concept de la vie rationnelle selon Kant, est perturbé par la première partie de L’homme irrationnel. Woody Allen voulait certainement créer une rupture nette et majeure dans son film, que l’on distingue bien l’avant et l’après et c’est tout à fait louable. Mais alors que la deuxième partie est assez légère, tout ce qui précède au contraire est d’une noirceur troublante. Le cinéaste s’est rarement rendu sur des terrains aussi sombres pour décrire la dépression d’un personnage et on entre vraiment en empathie avec Abe, d’autant que Joaquin Phoenix est un excellent acteur, comme toujours, et qu’il parvient à incarner son personnage à la perfection. On croit tout à fait au désespoir de cet homme et on ne serait pas surpris de le voir se suicider, ce qu’il essaye d’ailleurs de faire à l’occasion d’une démonstration de roulette russe. Ce n’est pas de la comédie, ce personnage est incontestablement au plus mal et cela aurait pu donner un excellent film… sauf que L’homme irrationnel change du tout au tout de façon brutale pour une seconde partie qui oublie tout de la première. Brutalement, cet homme au fond du trou est joyeux et heureux et le déséquilibre ne tient pas la route. On comprend bien ce que Woody Allen a voulu faire, mais il est allé beaucoup trop loin dans la dépression pour conclure sur une comédie légère, même s’il est basée en grande partie sur l’humour noir. Le scénario aurait gagné à alléger tout le début, ou bien au contraire rester sur cette phase de dépression, mais à mêler les deux ainsi, on a un déséquilibre trop grand.
Ce déséquilibre ne permet pas à L’homme irrationnel d’atteindre le niveau de ses plus illustres prédécesseurs, mais les amateurs de Woody Allen s’y retrouveront malgré tout. Le film reste très plaisant et ce morceau de jazz qui revient en boucle — « The “In” Crowd », Ramsey Lewis Trio — crée une ambiance sympathique et permet à l’ensemble de mieux tenir. On passe un moment et puis on oublie : ce n’est pas un grand film, certes, mais L’homme irrationnel mérite d’être vu.
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- Si la typographie est un sujet qui vous intéresse, sachez qu’il s’agit d’une variante de la police nommée Windsor, une vieille police créée au début du XXe siècle. Woody Allen l’a utilisée dans presque tous ses films depuis Annie Hall, sorti en 1977. Vous trouverez plus d’informations dans cet article passionnant. ↩