Avant de partir à Hollywood, avec le succès que l’on sait, le réalisateur canadien Denis Villeneuve a adapté une pièce de théâtre pour en faire un film d’une intensité rare. Incendies raconte l’histoire de deux jumeaux qui doivent revenir sur l’histoire de leur mère tout juste décédée et qui s’embarquent dans une plongée en enfer, au cœur des guerres de religion du Moyen-Orient dans les années 1970. Mieux vaut ne pas en savoir plus pour apprécier les surprises qui émaillent ce long-métrage de plus de deux heures et se laisser porter par cette intrigue familiale compliquée par les horreurs de la guerre. Incendies n’est pas toujours plaisant à regarder, mais c’est une œuvre poignante qui mérite cet effort.
Incendies commence quelque part au Canada, alors que Jeanne et Simon, deux jumeaux, viennent de perdre leur mère, Nawal Marwan. En mourant, elle leur laisse des instructions bien précises qui sont autant de révélations : ils doivent retrouver leur père, qu’ils croient morts, et un frère dont ils ignorent l’existence, et leur donner à chacun une lettre. Ils savent que leur mère a émigré peu après leur naissance d’un pays du Moyen-Orient qui n’est jamais nommé — il s’agit du Liban dans la pièce originale, mais Denis Villeneuve a choisi de ne jamais l’expliciter —, mais c’est à peu près tout. Ils n’ont aucun contact sur place et doivent faire face à cette découverte qu’ils ont un frère et un père. Simon ne veut pas en entendre parler, mais Jeanne, par respect pour les derniers souhaits de sa mère et sans doute aussi par curiosité, part dans ce pays, en quête du passé de Nawal. Elle découvre un pays dont elle ignore tout, mais finit par retrouver le village de naissance de sa mère et des gens qui l’ont connu. Petit à petit, elle retrace son histoire et découvre alors qu’elle ignore tout de cette femme qui a participé activement à la guerre civile et qui l’a payé de sa personne, avec quinze ans d’emprisonnement dans une petite cellule sale et une torture quasiment quotidienne. Son frère finit par la rejoindre pour rassembler les derniers morceaux de ce passé et découvrir l’ampleur des horreurs de la guerre. N’en disons pas plus, soulignons simplement qu’Incendies n’hésite pas à présenter l’horreur de l’époque sans fard, parfois de manière frontale. C’est une guerre civile vraiment horrible où des innocents sont massacrés, même plus vraiment pour la religion, mais simplement par vengeance d’un camp contre l’autre. C’est violent, mais pas gratuit : Denis Villeneuve présente simplement la situation telle qu’elle était, et c’est important pour mieux comprendre l’époque.
Cette époque est d’ailleurs vécue directement, par une série de flashbacks. C’est même davantage que des flashbacks au sens traditionnel du terme, Incendies se construit comme un puzzle, où les époques s’entre-mêlent constamment. La toute première scène, par exemple, présente sans aucune explication des garçons dont on rase le crane. On distingue un tatouage systématique, trois points noirs sur le talon droit, mais le réalisateur ne donne aucune explication et le spectateur ne pourra comprendre ce qui se passe qu’à la toute fin, ou pas loin1. La suite est ainsi structurée, avec des allers et retours constants entre le passé et le présent, et même entre le Canada et le Moyen-Orient. Denis Villeneuve a choisi deux actrices qui se ressemblent fort pour jouer la mère, incarnée par Lubna Abazal, et la fille, Mélissa Désormaux-Poulin, si bien que l’on pourrait même les confondre dans certaines séquences. Cela contribue au sentiment de flou que l’on peut ressentir, alors que l’on assiste à un conflit dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il oppose chrétiens et musulmans. Le réalisateur ne dira rien sur les raisons du conflit, ce n’est clairement pas son sujet, mais c’est aussi sa volonté de garder une part de mystère et de ne pas tout expliciter. C’est quasiment une marque de fabrique du cinéaste, qui est ici sensible du début à la fin. Ne comptez pas sur des explications complètes, même si vous pourrez petit à petit répondre à certaines questions… mais pas à toutes. Outre son titre, la fin d’Incendies conserve tous ses mystères, alors qu’elle aurait pu être bien plus explicite avec un autre réalisateur. Tout comme l’absence d’explications ou de contexte géopolitique sur le conflit au cœur du récit : les images d’horreur se suffisent à elles-mêmes, et en ne disant pas toujours clairement qui est responsable de quoi, Denis Villeneuve renforce le sentiment que les raisons sont futiles et absurdes. Ce choix rend l’ensemble encore plus intense et certaines séquences sont d’autant plus dures qu’elles sont floues quant aux motifs des uns et des autres.
Denis Villeneuve a tenu à adapter la pièce de théâtre au cinéma dès qu’il l’a vue, alors même qu’il n’a aucun rapport avec cette région du monde et les conflits de l’époque. On comprend pourquoi en regardant le résultat final : l’histoire d’Incendies est pleine d’horreurs, mais c’est aussi une histoire profondément humaine et universelle. Ce long-métrage est parfois bouleversant et il n’est pas toujours plaisant à voir, mais il n’est jamais gratuitement violent et il restera longtemps en mémoire. Une vraie réussite, à (re)voir !
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- En attendant, la musique de Radiohead ajoute une touche de mystère et transforme cette séquence a priori banale en une séquence frappante et inoubliable. ↩