Inherent Vice, Paul Thomas Anderson

Thomas Pynchon fait partie de ces auteurs assez difficiles d’accès et qu’il semble impossible de retranscrire sous une autre forme que le roman. D’ailleurs, Inherent Vice est la première adaptation au cinéma de l’une de ses œuvres et il n’y avait peut-être qu’un cinéaste aussi ambitieux — et peut-être inconscient ? — pour se lancer dans une telle tâche. Paul Thomas Anderson a décidé très tôt d’adapter Vice Caché, roman sorti aux États-Unis en 2009. Le long-métrage a pris du temps à se faire, en partie parce que le réalisateur a été occupé avec The Master, en partie aussi parce qu’il lui a fallu plusieurs essais pour adapter le matériau original, à la densité impossible à retranscrire sans changement. De fait, même si Inherent Vice est une œuvre manifestement très littéraire, le film dévie de manière significative par rapport au récit original sur plusieurs points. Paul Thomas Anderson a malgré tout su conserver toute la complexité de l’intrigue de Thomas Pynchon et son dernier long-métrage déroute, quand il n’est pas tout simplement incompréhensible. Une œuvre déroutante, mais passionnante…

Inherent vice anderson

S’il y a bien une chose que le réalisateur réussit parfaitement, et ce dès les premières images de son film, c’est restituer les années 1970. Inherent Vice se déroule à Los Angeles, à une époque où la mode des hippies est encore tout aussi tenace que la drogue circule librement. Contrairement à ses deux premiers films, Paul Thomas Anderson n’élargit pas démesurément son cadre et opte pour un format plus traditionnel, proche du 16/9. Les splendides et immenses paysages vides de There Will Be Blood ou même encore de The Master n’ont plus lieu d’être et les objectifs sont au plus proches des personnages cette fois. À l’image de Larry « Doc » Sportello, détective privé qui ne sort jamais vraiment de son état de transe, ces personnages sont souvent drogués et cela se voit. Inherent Vice les filme de près, en gros plans parfois, n’évitant aucun détail parfois sordide. Doc est un hippie un petit peu fatigué qui se ballade toujours en sandales et qui ne se lave pas tous les jours. Il ne correspond pas vraiment à l’idée que l’on peut se faire du détective privé, d’autant que son bureau est dans un cabinet médical et que toutes ses affaires impliquent également la drogue. L’intrigue se met justement en place quand Shasta, son ancienne copine qu’il avait perdu de vue, revient sans prévenir pour l’avertir. Elle suspecte que la femme de son amant veut récupérer son immense fortune en enfermant son mari dans un asile psychiatrique. En plus de cette première enquête, le roman de Thomas Pynchon en ajoute encore deux autres qui, bizarrement, sont toutes connectées d’une manière ou d’une autre. L’enquête avançant, on découvre une affaire beaucoup plus importante qui implique police locale, FBI, des dentistes, la mafia chinoise et quelques autres parties encore. Autant dire que l’affaire se corse très rapidement et Inherent Vice finit tout aussi rapidement par nous perdre.

Inherent vice owen wilson joaquin phoenix

Il faut le dire, le scénario écrit par Paul Thomas Anderson à partir du roman original est difficile à suivre. Dans les grandes lignes, on suit à peu près l’intrigue des enquêtes menées par Doc, d’autant qu’elles tournent toutes autour de la drogue et d’une organisation spécifique. Mais sauf si vous avez vraiment une mémoire très précise, il y a fort à parier que vous aurez beaucoup de mal à retracer mentalement l’intrigue complète. Inherent Vice est probablement très fidèle au roman sur ce point : on s’y perd vite dans les méandres de l’histoire et… ce n’est pas très grave. Au fond, l’enquête n’est peut-être pas l’essentiel dans ce film qui fait la part belle à l’ambiance et à une galerie de personnages. Il faut accepter de se laisser porter, de ne pas tout comprendre ou tout décrypter, et on peut alors voir une œuvre, certes assez mystérieuse, mais aussi fascinante et même passionnante. Il est vrai que certains points restent obscurs et inexpliqués jusqu’au bout, faute d’explications ; on imagine que Paul Thomas Anderson a été contraint de mener quelques coupes franches et cela se voit un petit peu. Mais encore une fois, ce n’est pas si gênant et on peut aussi apprécier la plongée dans les années 1970. La drogue est omniprésente et aidés par la bande originale1, composée autant de titres d’époques que de morceaux originaux créés à nouveau par l’excellent Johnny Greenwood (guitariste de Radiohead), le voyage est très plaisant. Inherent Vice dure deux heures et demi, mais on ne voit pas le temps passer, sauf peut-être quelques longueurs sur la fin. Ses personnages sont très attachants et remarquablement incarnés à l’écran par leurs acteurs respectifs. Déjà au cœur de The Master, Joaquin Phoenix prouve encore une fois tout son salent dans ce rôle de détective hippie qui compense ses phases de brouillard par une ténacité sans limite. Face à lui, Josh Brolin est parfait dans ce rôle de policier très complexe, entre férocité et blessures. Les rôles féminins ne sont pas en reste, avec une mention spéciale pour Katherine Waterston, épatante dans le rôle de Shasta.

Inherent vice josh brolin joaquin phoenix

Inherent Vice fait partie de ces films qui déroutent. Il n’est guère surprenant qu’une bonne part des spectateurs quitte la salle avant la fin : si l’on ne sait pas à quoi s’attendre, on risque bien de se sentir perdu face à la complexité de l’intrigue, qui se ramifie sans cesse et multiplie les personnages et intrigues secondaires. Ajoutez à cela un rythme lent et des personnages souvent drogués et vous aurez une œuvre assez difficile d’approche. Pourtant, à condition d’accepter de se laisser porter, la dernière réalisation de Paul Thomas Anderson se suit très simplement et avec beaucoup de plaisir. Inherent Vice surprend autant que les romans de Thomas Pynchon : n’est-ce pas la meilleure preuve de sa réussite ?


  1. Bande originale que l’on peut écouter intégralement sur YouTube.