Pour leur seizième long-métrage, les frères Coen font dans le quasi-biopic musical. Inside Llewyn Davis raconte l’histoire de Llewyn Davis, joueur de folk imaginaire dans le New York des années 1960, mais un musicien fortement inspiré par un vrai joueur de folk de ces années-là. Qu’importe, Joel et Ethan Coen ne signent pas un récit extraordinaire, mais plutôt un film d’ambiance comme le duo sait si bien les faire. Ce personnage de looser qui fait la tournée des canapés et déambule dans les rues new-yorkaises un chat dans les bras est l’occasion d’un film typique des cinéastes. Difficile en effet de ranger Inside Llewyn Davis dans une case, mais cette œuvre forte traversée par le folk un homme qui a du mal à trouver sa place est un excellent film, à ne pas rater.
Llewyn Davis est un chanteur de folk comme il en existe des centaines, des milliers peut-être, dans le New York du début des années 1960. Il chante dans des bars sombres devant un public conquis, mais il ne vend aucun album et il ne gagne pas sa vie. Il a bien un métier, un vrai, mais il refuse de partir à nouveau sur les mers et préfère consacrer sa vie à sa vraie passion, la musique. Au départ, le chanteur était en duo, mais son acolyte s’est suicidé, coupant net une carrière qui n’avait jamais vraiment décollé. Inside Llewyn Davis commence sur l’un des concerts que donne le musicien et les deux Coen saisissent en quelques plans à la fois tout l’art du musicien, mais aussi sa noirceur et sa solitude. Plutôt que de célébrer la joie et l’amour, la première chanson que l’on entend réclame une corde pour un suicide. Ce n’est pas très gai et c’est certainement une des raisons qui explique l’absence totale de succès commercial. Au début du film, on le suit d’ailleurs réclamer ses droits d’auteur auprès de son producteur qui n’a vraiment rien pour lui. Llewyn Davis n’a rien, surtout pas de quoi se payer un appartement, et il est sans domicile fixe. S’il évite la rue, c’est uniquement grâce à ses amis chez qui il crèche successivement, quelques jours à chaque fois, jusqu’au moment où on lui fait comprendre qu’il gêne. On le voit, Inside Llewyn Davis n’est pas non plus une comédie légère, même si Joel et Ethan Coen n’ont pas leur pareil pour troubler les genres et si leur dernier film compte ainsi quelques notes d’humour, noir en général. On n’est pas dans la veine comique du duo toutefois et ce nouveau film impose une ambiance un peu plombée dès les premières minutes. Ainsi, au cœur de l’écriture, on suit les pas de ce Llewyn qui lutte au quotidien à la fois pour survivre et pour vivre de sa passion et de son art. Un peu comme le professeur de physique de A Serious Man, les frères Coen ont imaginé un personnage sur qui tous les malheurs s’abattent : il n’arrive absolument rien de positif à ce chanteur qui ne vend pas, qui laisse s’échapper le chat d’amis qui ont accepté de l’héberger, qui a peut-être contribué à faire tomber enceinte la copine d’un autre ami… Une avalanche de problèmes s’abattent sur le pauvre chanteur qui se désespérait déjà de n’arriver à rien en musique. Alors qu’il n’est pas toujours très solide sur le plan psychologique, le scénario s’amuse à jouer avec ce personnage pour l’enfoncer toujours plus et ses quelques tentatives pour s’en sortir, avec ou sans musique, ne mènent nulle part.
Inside Llewyn Davis évoque d’ailleurs la question de la musique non seulement comme art, mais aussi comme métier. Llewyn refuse de compromettre son intégrité en faisant ce qu’il ne juge pas comme de la bonne musique simplement pour vivre, même s’il est bien obligé d’accepter un travail pour un concurrent, comme simple guitariste et choriste. À ses côtés, un couple d’amis va peut-être s’en sortir avec un folk plus commercial que le personnage principal honnit. Joel et Ethan Coen brassent toutes ces idées, mais au fond, le titre rappelle qu’il y a autre chose. Inside Llewyn Davis est une odyssée intérieure : on sait les cinéastes friands de l’œuvre d’Homère depuis O’Brother et la présence ici d’un chat nommé Ulysses est tout sauf anodine. En apparence, il ne se passe pas grand-chose dans ce film : pendant une heure quarante-cinq, on suit un homme qui tourne en rond, de canapé en canapé et qui ne parvient pas à sortir de ce cycle infernal, ni par la musique — débâcle à Chicago — ni même par son métier d’origine de marin. La mer rejette le personnage principal, tout un symbole dans ce film qui, comme souvent chez les Coen, peut se lire à plusieurs niveaux. Au-delà de l’histoire de ce chanteur de folk inspirée par Dave Van Ronk, on a le cheminement d’un homme, un cheminement qui est intérieur avant tout. Inside Llewyn Davis tend au road-movie avec tout ce qu’il compte d’apprentissage et ce personnage n’est pas aussi statique qu’il en a l’air. Pour l’interpréter, les deux réalisateurs sont tombés juste avec Oscar Isaac : l’acteur est exceptionnel pour représenter toute la noirceur et en même temps les espoirs un peu naïf de Llewyn Davis. Ajoutons qu’il chante remarquablement bien, puisque c’est lui qui interprète tous les titres de la remarquable bande originale. À ses côtés, Carey Mulligan est parfaite et on est surpris par la prestation de Justin Timberlake qui assure au chant, mais aussi comme acteur.
Plutôt qu’un biopic dans les règles de l’art — même si le passage du jeune Bob Dylan à ses débuts rattache le film à la réalité historique —, Inside Llewyn Davis est une œuvre à la fois simple et complexe. Certes, Joel et Ethan Coen filment les mésaventures d’un homme qui n’a vraiment pas de chance, avec ce regard teinté d’humour noir qui leur est propre. Leur dernier long-métrage est toutefois plus riche et se mue en une sorte d’odyssée intérieure avec un chat en double… tout un programme. Inside Llewyn Davis est un film riche, mais qui frappe tout simplement par son ambiance très réussie ; quoi qu’il en soit, c’est une œuvre à ne pas rater…