Interstellar, Christopher Nolan

Film après film, Christopher Nolan gagne à chaque fois en ambition et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Le cinéaste a peut-être commencé sa carrière avec des réalisations modestes, il n’a jamais manqué d’ambition, mais il est désormais capable de s’offrir des moyens toujours plus impressionnants. Sa trilogie Batman qui se concluait avec un final de près de trois heures à couper le souffle marquait déjà des points, Inception qui imaginait un dispositif complètement fou autour de l’inconscient allait encore plus loin, mais tout cela n’était rien en comparaison de son dernier long-métrage. Interstellar, c’est de la science-fiction comme peu de réalisateurs ont osé en faire et peu d’auteurs osé en écrire. C’est la mort de la Terre et questionner l’humanité en moins de trois heures. C’est oser affronter Stanley Kubrick, tout en signant un blockbuster grand public largement accessible. Christopher Nolan paraît perdre complètement la tête et on sort d’Interstellar un peu sonné, mais oserait-on reprocher à un film son ambition ? Complexe par la multitude de ses sujets et par son ampleur, le dernier long-métrage du cinéaste mérite d’être vu en ayant lu (et vu) le moins possible à son sujet. Un film à voir avant de lire la suite…

Interstellar nolan

Malicieux, Christopher Nolan commence par… la fin. Le réalisateur est d’ailleurs un habitué du genre, puisque Memento, son deuxième long-métrage, reposait déjà sur la déconstruction temporelle. Un principe bien plus important qu’on ne pourrait le croire ici, mais à ce stade du film, on comprend simplement que l’on a des témoignages d’un présent sur un passé, qui correspond au début de l’intrigue. On sait ainsi que la situation d’apocalypse qui ouvre Interstellar est appelée à s’améliorer, mais le réalisateur s’évertue par la suite à nous le faire oublier dans la foulée… et il y parvient assez bien. Il faut dire que le scénario original co-écrit avec Jonathan Nolan, son frère, est riche, comme à l’accoutumée. Au cœur du récit, l’histoire de Cooper (Matthew McConaughey, excellent comme toujours), un ancien astronaute qui a été fauché par la crise qui a décimé la planète entière. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé, ce n’est pas le sujet de ce film de science-fiction tendance post-apocalyptique, mais on sait que les changements climatiques se sont accentués et que nourrir la planète est devenu l’enjeu le plus important, bien plus que la conquête spatiale, ou même bien plus que l’armée ou les études. La société moderne du XXIe siècle a régressé dans ce futur proche que Christopher Nolan est trop malin pour ne pas dater précisément et les États-Unis sont retournés à l’état de pays d’agriculteurs. Cooper était un ingénieur reconnu, il doit accepter de cultiver son champ de maïs sans trop faire de vagues et élever ses deux enfants pour en faire deux futurs agriculteurs de maïs. Toute la première partie d’Interstellar ne quitte pas la surface terrestre et avec très peu de moyens, le film parvient à offrir une vision terrifiante d’un futur si proche et surtout si crédible. Il ne faudrait probablement pas grand-chose pour qu’une maladie ou que la composition de l’atmosphère décime le blé sur la surface terrestre et qu’il ne nous reste plus que le maïs. Et quand on n’a plus que du maïs pour vivre sur une planète balayée par de terribles tempêtes de sable, l’homme se sent bien peu de choses…

Interstellar matthew mcconaughey mackenzie foy

Cette première partie terrestre n’est qu’une introduction, naturellement, le titre même du film suffit à le comprendre. Dans cet univers dystopique imaginé par les frères Nolan, la NASA travaille en secret sur un plan de colonisation d’une autre planète. Interstellar repose sur un scénario censé être scientifiquement crédible, autour d’un trou noir sphérique (eh non, un trou noir n’est pas un trou…), mais tout ceci importe au fond assez peu. L’essentiel est que l’intrigue se déplace dans un deuxième temps et que l’on quitte la surface terrestre avec Cooper à la recherche d’une planète où l’humanité pourrait vivre, et survivre. Cela ressemble à un scénario d’un Star Trek, mais on ne pourrait pas être plus éloigné d’un space opera de ce genre. En fait, Interstellar ne ressemble en rien à un blockbuster de science-fiction, il n’y a aucune action — bien qu’il y ait quelques scènes vraiment impressionnantes, dont une de sauvetage de vaisseau spatial qui vous clouera au fauteuil — et Christopher Nolan a opté pour un traitement réaliste qui interdit en particulier tout son sur les scènes d’extérieur. On retrouve ce sentiment de vide que l’on avait expérimenté l’an dernier avec Gravity, bien sûr, mais bizarrement, c’est plutôt une autre référence, beaucoup plus ancienne, qui vient à l’esprit. À bien des égards, la quête spatiale de ce film évoque celle de 2001 : l’odyssée de l’espace : on retrouve dans les deux cas un désir de réalisme qui se traduit notamment par le choix de maquettes et de scènes au ralenti, mais aussi par les silences extérieurs. Le rôle des robots relie aussi les deux films, même s’ils ont des fonctions très différentes1, mais le point commun le plus évident, c’est naturellement le passage par le trou noir qui a valeur d’expérience métaphysique.

Interstellar christopher nolan

L’ambition de Christopher Nolan est telle que discuter avec de vrais scientifiques pour représenter un trou noir de la manière la plus réaliste possible n’a pas été suffisant. Interstellar est incontestablement très crédible et jusqu’au bout, l’aspect « science » a pris le dessus sur la « fiction » dans le genre. Cela a toujours été plus ou moins le choix du réalisateur, c’était déjà largement le choix avec Inception et même si on pourrait discuter autour du voyage temporel et des fantômes, l’ensemble tient la route. En revanche, va-t-il trop loin quand il touche à la philosophie ou la métaphysique ? Comme Kubrick avant lui, il essaie au fond de savoir ce qui fait l’humanité, de réduire l’homme à son essence. Est-ce que 50 kg de semences humaines congelées pourraient suffire à recréer l’humanité ? Que faire des six milliards d’êtres humains restés sur terre ? Ces questions sont passionnantes et elles ont probablement leur place dans un tel film, mais Christopher Nolan atteint peut-être avec elles les limites de son dispositif. Interstellar ne peut peut-être pas être à la fois le blockbuster grand public qu’il prétend être — et qu’il est, reconnaissons-le — et traiter correctement ces questions. Pour en finir avec la comparaison, 2001, Odyssée de l’espace est une œuvre hermétique, mais qui est au cœur de ces enjeux, précisément parce qu’elle est hermétique. Disons-le autrement : le réalisateur veut peut-être en faire un petit peu trop, et sa maîtrise a beau être époustouflante, tant du côté de l’écriture que derrière les caméras, cela se voit par moments. La fin, notamment, aurait peut-être gagné à être légèrement épurée, peut-être un petit peu moins fermée : sur ce point, la fin d’Inception qui ne répondait pas à la question crucial était probablement plus réussie.

Nolan interstellar

Si l’on voulait chipoter encore un petit peu plus, on pourrait aussi critiquer la musique de Hans Zimmer qui, si elle est extrêmement efficace sur certaines scènes — dans l’espace, en particulier —, est vraiment lourde et pompière pour d’autres — notamment toutes les scènes à émotion2. Mais on chipote beaucoup pour ce film qui, il ne faudrait pas l’oublier, reste époustouflant pendant près de trois heures. Pour la première fois, Christopher Nolan nous emmène dans l’espace et on sort de la salle à la fois déçu que ce soit déjà fini et un peu stupéfait du spectacle. Interstellar n’est pas spectaculaire, comme l’étaient Inception ou The Dark Knight Rises, c’est d’ailleurs un blockbuster assez pauvre en scènes d’action. Il compense par son ambition folle et il fallait probablement un cinéaste aussi gonflé que Christopher Nolan pour le porter à l’écran. Pourra-t-il aller encore plus loin ? On voit mal comment, mais en attendant, vous auriez tort de passer à côté d’Interstellar, en choisissant de préférence le plus grand écran à votre disposition !


  1. En parlant de robot, comment ne pas voir dans la forme si étonnante des robots d’Interstellar un hommage appuyé au monolithe de 2001, Odyssée de l’espace ? Simple clin d’œil ou message caché ? Difficile à dire, mais on peut apprécier ce design original, alors que l’on avait l’impression qu’en la matière, tout avait déjà été expérimenté. 
  2. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’émotion n’est pas le fort de Christopher Nolan. Toutes les scènes de famille entre Cooper et ses enfants ne sont pas très réussies… à une exception près. Quand il revient au vaisseau spatial et, relativité du temps oblige, qu’il s’est écoulé plusieurs dizaines d’années sur terre, quand il découvre toutes les vidéos de ses enfants qui ont grandi. Cette scène est très émouvante, peut-être parce que Hans Zimmer avait été mis en sourdine, précisément ?