La ligne rouge, Terrence Malick

Terrence Malick est un réalisateur pour le moins atypique. Il lui faut en effet pas moins de trente ans pour réaliser un nouveau film après l’excellent Les moissons du ciel. Ce nouveau film change de sujet, au moins en apparence, pour se consacrer à la Seconde Guerre mondiale. Mais le sujet n’est qu’un prétexte à développer des thèmes plus larges et centraux dans son œuvre comme la nature ou à poser des questions presque métaphysiques sur la recherche de sens à toute action. La ligne rouge est un film lent et contemplatif, même s’il sait ménager quelques scènes d’actions, un film sublime qui concentre en son sein toute l’absurdité des guerres. Brillant.

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La ligne rouge évoque la Seconde Guerre mondiale côté Pacifique et plus précisément la bataille de Guadalcanal. Une bataille décisive pour les Américains qui souhaitaient contrôler cette région du globe et qui avaient besoin pour cela de chasser les Japonais de cette île. On connaît mieux, en Europe, la guerre entre les États-Unis et l’Allemagne, mais c’est sans doute dans le Pacifique que les GIs ont connu le plus de problèmes et ont eu le plus de pertes. Cette bataille a ainsi mobilisé environ 60 000 hommes côté Alliés et 36 000 hommes côté Japonais pour un massacre en bonne et due forme : les combats ont duré d’août 1942 à début janvier 1943 et les Japonais ont perdu 24 000 hommes… Hautement symbolique puisqu’il s’agit de la première victoire américaine, cette bataille reste le témoin de l’absurdité de cette Guerre mondiale où l’on envoie des hommes à l’autre bout du monde se battre pour quelques cailloux plantés au milieu d’un Océan.

Terrence Malick ne pouvait sans doute choisir meilleure bataille que celle de Guadalcanal pour évoquer le véritable sujet de La ligne rouge, à savoir l’absurdité de la guerre. Le contexte historique n’a en fait aucune incidence réelle sur le film et c’est d’ailleurs une question évacuée très rapidement, dans les premières minutes du film. On voit le général américain justifier l’action, on voit les hommes embarquer sur les barques de débarquement puis arriver sans encombre sur l’île. Toutes ces opérations sont rapidement traitées, comme si Malick voulait les évacuer pour pouvoir consacrer la bobine aux sujets qui l’intéressent vraiment. Le rythme du film se ralentit alors et on prend plus de temps pour voir évoluer les personnages. La ligne rouge suit en effet le parcours d’une poignée d’hommes, suivant là un dispositif très classique pour les films de guerre. Il n’y a pas vraiment de héros, même si quelques visages reviennent plus souvent. Certains de ces personnages ont également droit, de manière temporaire, au statut de narrateur et on entend alors leurs pensées. Le film s’enrichit de ce procédé qui permet d’en dire plus que par les dialogues. Le fait que plusieurs personnages y ont droit met mieux en valeur la diversité des points de vue, les conflits, les doutes de chacun aussi.

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Les plus grands artistes se construisent sur la répétition d’une même œuvre, non pas sur le mode du copier/coller, mais plus de l’élaboration successive. Terrence Malick est certainement un artiste de cette trempe là tant son cinéma est marqué par les points communs. Le plus évident est évidemment l’intérêt pour la nature qu’il filme toujours en lumière naturelle pour proposer des plans sublimes. Malick semble particulièrement apprécier les lumières crépusculaires, que ce soit à l’aube ou au coucher du soleil. Certains plans jouent sur les ombres chinoises et sont vraiment magnifiques. Le vent qui souffle dans les herbes hautes ou encore un incendie dans la nuit noire, voilà autant de plans que l’on a pu voir déjà dans Les moissons du ciel, entre autres, et qui offrent au cinéma de Malick une unité inattendue. Les sujets diffèrent, mais au fond La ligne rouge reprend quelques thématiques présentes dans son prédécesseur, comme le conflit entre nature et culture. Au-delà, c’est aussi de construction de l’État américain qu’il est question, tout comme dans Le Nouveau Monde d’ailleurs. Les époques et les lieux changent peut-être, mais fondamentalement, c’est bien de cela qu’il s’agit : une des grandes leçons de l’Histoire est certainement qu’une Nation ne se construit jamais mieux que dans l’opposition contre une autre Nation. En conquérant ce bout de caillou paumé dans l’Océan Pacifique, les États-Unis cherchent aussi à rassembler une Nation marquée par la diversité. Terrence Malick est discret sur ces aspects, mais ne les oublie pas en offrant à ses personnages des accents, notamment.

Mais La ligne rouge est aussi et peut-être d’abord un film sur la guerre et contre la guerre. Une guerre destructrice qui détruit autant les hommes que la nature. Cette dernière est omniprésente chez Malick, et elle est maltraitée dans ce film là. La caméra montre comment la nature vierge et belle sans l’homme est détruite à cause de ce dernier : on passe ainsi des herbes hautes bien vertes qui respirent à la vie à des herbes brulées, voire des forêts entièrement détruites. Symbole de cette destruction, un petit oiseau manifestement touché par une balle perdue et qui agonise, au milieu de l’indifférence générale. Les grosses explosions que montre le film sont là plus pour témoigner de cette destruction que pour donner dans le spectacle, comme pouvait le faire, brillamment d’ailleurs, Apocalypse Now (la fameuse scène du napalm). La ligne rouge ouvre sur des plans qui présentent une nature vierge, encore belle et généreuse où l’homme pourrait vivre en harmonie… mais déjà le navire militaire point à l’horizon et prend le dessus. Outre la nature, la guerre détruit les hommes. Une thématique connue et qui est loin d’être nouvelle quand La ligne rouge sort, à la fin des années 1990, mais que Terrence Malick prend le temps d’étudier. Plusieurs plans montrent comment la guerre peut détruire un homme, physiquement bien sûr — le film contient son lot de cadavres ou morceaux de chair humaine —, mais aussi et surtout moralement. Dans l’enfer de la guerre, quand l’ordre envoie à coup sûr jouer le rôle peu enviable de chair à canon, un homme réagit différemment. Certains craquent et deviennent des loques incapables même de tenir debout ; d’autres sont comme galvanisés par l’afflux d’adrénaline et deviennent des bêtes capables d’aller bien au-delà de leurs capacités habituelles pour se transformer en tueurs.

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Au-delà de cette guerre, au-delà même de la guerre en général, le film de Terrence Malick interroge des concepts plus généraux sur l’homme. Ses personnages s’interrogent, souvent implicitement ou sans le savoir vraiment, sur la nature de l’homme, ce qui fait qu’un homme est un homme. L’humanité disparaît souvent en temps de guerre et La ligne rouge montre des ordures, des hommes capables d’envoyer d’autres hommes à l’abattoir pour leurs propres intérêts. On pense évidemment aussi au commandant de la bataille sur cette île qui veut absolument gagner une bataille, fût-ce au prix d’un grand nombre de morts et peu importe que les hommes s’évanouissent à force de ne pas boire assez ! Comme il le dit quand la vérité sort enfin, il a attendu toute sa carrière cette guerre et maintenant qu’elle est là, il compte bien en profiter. À l’inverse, Malick pose une alternative avec un moins haut gradé qui refuse d’obéir aux ordres de ce commandant parce qu’il sait très bien que s’il respecte les ordres, il envoie tous ses hommes au casse-pipe, sans aucune échappatoire possible. Écouter son cœur quitte à désobéir aux ordres, telle semble être la conception du film sur ce qui fait l’humanité d’un homme. Ce n’est pas pour rien, à ce propos, que La ligne rouge ouvre avec deux déserteurs qui se sont réfugiés au sein d’un village aborigène avant d’être rattrapés par l’armée. Ces hommes, qu’ils obéissent ou non aux ordres, qu’ils donnent ou non des ordres, sont tous réunis quand l’heure de la mort survient. Terrence Malick montre bien la terreur qui s’empare alors des hommes, tous sans exception, même les gros durs. Cette terreur, aussi bien parmi les soldats américains que les prisonniers japonais, est certainement ce qui les rattachent tous à leur humanité et qui efface toutes les différences contingentes. Toutes ces questions ne sont pas propres à Terrence Malick, mais il est un des rares cinéastes à oser les affronter sans tomber dans le discours philosophique et tout en restant accessible.

On a déjà eu l’occasion d’évoquer quelques spécificités techniques du travail de Terrence Malick. Filmer en lumière naturelle en est certainement la plus visible, mais ce n’est pas la seule. Force est de constater cela dit que le cinéaste excelle vraiment dans cet art difficile de filmer sans éclairages tout en proposant un film compréhensible et sans nuire au réalisme du film (ce que faisait Kubrick en multipliant au-delà du raisonnable les bougies dans Barry Lindon). J’ai déjà évoqué certains plans sublimes : c’est tout le film qui est marqué par une beauté à peine croyable qui témoigne peut-être aussi de la vacuité des actes humains. Malick multiplie les plans fixes et ne cède pas aux facilités de la caméra sur épaule, privilégiant au contraire les travellings. Sans atteindre l’efficacité de Il faut sauver le soldat Ryan sorti à la même époque, évidemment, La ligne rouge se défend néanmoins bien dans les scènes de combat, suffisamment pour les rendre crédibles. La bande-son, composée par l’incontournable Hans Zimmer, accompagne efficacement l’ensemble, tandis que l’on peut noter le soin apporté aux bruits naturels : même dans les pires moments de combat, la nature est ainsi toujours présente, que ce soit par le vent dans les herbes ou les insectes que l’on entend tout autour.

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Avec La ligne rouge, Terrence Malick a encore une fois frappé un grand coup. Son troisième film sort la même année que celui de Spielberg et traite, théoriquement, du même sujet. Mais là où Il faut sauver le soldat Ryan pariait sur le spectaculaire et l’histoire individuelle, Terrence Malick évacue le contingent pour mieux se concentrer sur des thématiques quasiment philosophiques, sur la nature ou l’homme. Plus lent et contemplatif que son contemporain (qui a, d’ailleurs, rencontré le succès public, contrairement à ce film), La ligne rouge est aussi plus profond et beaucoup plus passionnant. Malick trace son sillon, travaille ses sujets fétiches et offre un grand film, tout simplement.

Même avis pour Alexandre qui explique mon intérêt soudain pour Terrence Malick, et je dois ici l’en remercier. La très belle et juste critique de Nicolas sur ce film est également à ne pas rater sur le sujet.