Lincoln, Steven Spielberg

Un an après un Cheval de Guerre qui peinait à convaincre en misant tout sur l’affect pour son personnage principal à quatre jambes1, Steven Spielberg revient avec à nouveau un film historique. Ce n’est pas la Première Guerre mondiale qui intéresse le cinéaste cette fois, mais la Guerre de Sécession qui a secoué les États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Plus précisément encore, Lincoln s’attache au président américain et à sa lutte pour abolir l’esclavage qui est justement au cœur de cette guerre civile. Loin de n’offrir que le biopic plus ou moins annoncé, Steven Spielberg nous plonge dans l’envers du décor. Lincoln est un film passionnant sur l’une des plus importantes décisions de l’histoire américaine…

Lincoln spielberg

La vie d’Abraham Lincoln n’est pas le sujet de Lincoln. Steven Spielberg ne s’intéresse jamais au parcours de l’homme et son film commence directement au cœur de la Guerre de Sécession. L’homme, la cinquantaine bien entamée, semble en faire vingt de plus, ses traits sont fatigués et les rides ont envahi son visage. L’exercice du pouvoir fatigue, manifestement, et le seizième président américain qui vient d’être réélu entame son second mandat avec beaucoup de lassitude. Le film a la bonne idée de s’attacher à raconter l’homme, et pas uniquement la légende. On découvre un Lincoln fatigué par les pressions permanentes de son entourage, tant politique que personnel. En permanence courbé, presque bossu, le président a une démarche lente et pesante, tandis qu’Abraham Lincoln est lui aussi toujours très calme. Est-ce la fatigue qui le contraint à ce calme, ou bien s’agit-il d’une stratégie politique ? Lincoln reste judicieusement muet à cet égard, mais son portrait est pour le moins convaincant et il est aussi assez touchant. Même si Steven Spielberg ne manque pas de souligner sa noirceur, il a manifestement beaucoup d’admiration pour ce personnage historique et cela se voit : son regard est plein de tendresse, par exemple lorsqu’il le filme en train de raconter des histoires qui semblent n’avoir au lien avec la conversation, plutôt que de simplement répondre à la question posée. L’homme est fatigué, certes, mais il ne l’est pas pour une mauvaise raison en outre : Lincoln s’attache à évoquer son grand combat.

Abolir l’esclavage, tel est l’enjeu d’Abraham Lincoln à la fin de sa vie, et celui de Lincoln également. Dès la séquence d’ouverture, Steven Spielberg montre deux soldats noirs en train de remercier le président des États-Unis, mais aussi en s’interrogeant sur l’après-guerre. Le président a utilisé l’un de ces pouvoirs étendus en temps de guerre pour abolir temporairement l’esclavage et faire des anciens esclaves des soldats à la défense des Nordistes. Une fois la paix retrouvée, cette décision n’a plus lieu d’être et Abraham Lincoln a horreur de l’esclavage et il entend l’abolir définitivement. Lincoln embarque alors ses spectateurs dans les pièces sombres de la Maison-Blanche et dans l’hémicycle de la Chambre des Représentants. Pour que le XIIIe amendement soit accepté, il faut réunir au moins les deux tiers des voies de l’assemblée et il faut pour cela convaincre quelques Démocrates, fermement opposés à l’abolition de l’esclavage à cette époque. Steven Spielberg n’esquisse pas les questions qui fâchent, bien au contraire : Lincoln montre justement comment cet amendement aussi important a été voté grâce à des tractations et pour les pires raisons du monde. Les indécis ont été convaincus de voter en faveur de l’abolition en échange d’un poste, ou sur de fausses promesses. Ce n’est pas glorieux, mais qu’importe : Abraham Lincoln voulait que cet amendement passe, et la fin justifie alors les moyens. En contrepoint de ce cynisme, le long-métrage compte sur un autre parlementaire, Thaddeus Stevens, qui est encore plus radicalement opposé à l’esclavage et qui prône, déjà, l’égalité parfaite entre les blancs et les noirs. À ses yeux, le président est beaucoup trop faible et ce personnage secondaire essentiel à la réussite de Lincoln doit finalement se résoudre à accepter le compromis et à rester à une abolition simple.

Lincoln steven spielberg daniel day lewis

Par le biais de l’esclavage et de son abolition, Lincoln dresse le portrait peu flatteur, mais passionnant, des États-Unis modernes à leurs débuts. Une carte judicieusement placée parmi les cartons d’ouverture chargés de situer le contexte permet de bien en prendre conscience : le pays est alors réduit à la moitié de ce qu’il fait actuellement et ce n’est pas encore la première puissance mondiale, loin de là. Le sort de cette ancienne colonie anglaise passionne l’Europe toutefois et Abraham Lincoln en a particulièrement conscience. Le choix d’abolir l’esclavage n’a rien de naturel, tant il est ancré dans les mœurs et dans les croyances les plus profondes du peuple. Steven Spielberg exploite un moyen classique — la rencontre entre le président américain et un couple de fermiers — pour rappeler cette triste vérité : le pays, dans les années 1860, était encore majoritairement esclavagiste, y compris au Nord. Lincoln n’est pas un documentaire sur le sujet et le cinéaste l’a d’ailleurs bien compris en s’éloignant vite du didactisme trop appuyé des premières minutes, mais le long-métrage n’en est pas moins une reconstitution passionnante et de qualité. Voir la Maison-Blanche ouverte ainsi à qui le veut, voir le président se déplacer quasiment sans protection… c’est une autre époque indubitablement. S’il y a une chose qui est d’actualité en revanche dans Lincoln, ce sont les très impressionnantes reconstitutions des discussions parlementaires. Steven Spielberg ne l’a sans doute pas voulu, mais elles font écho à notre actualité et les enfantillages des élus ne peuvent manquer de rappeler des situations modernes, tandis que leur regard horrifié sur le vote des femmes — pire encore que celui des Noirs, c’est dire — ne nous est pas si étranger.

Lincoln est réalisé par Steven Spielberg et cela se voit. Ce long-métrage est un blockbuster et le maître du genre n’a pas perdu la main, bien au contraire. Le cinéaste sait nous prendre par la main et nous raconter son histoire… quitte à en faire trop. Après une première séquence dans la nuit et sous la pluie vraiment moyenne, Lincoln redresse fort heureusement la barre et parvient à passionner avec ses histoires de tractations politiques. Comme l’a très justement relevé Alexandre, il y a quelque chose de la série dans ce film : par sa longueur (2h30), par son ambition aussi, la dernière réalisation de Steven Spielberg parvient à poser ses personnages à leur donner une vraie présence, tandis qu’elle sait nous passionner pour les débats sur l’esclavage. Pendant la séance de vote, le suspense est à son comble, même s’il convient de préciser que Lincoln n’est en rien un film d’action, encore moins un thriller. Le film est assez lent et plutôt calme, à l’image de son personnage principal, interprété par le toujours remarquable Daniel Day Lewis. Maquillé, il est particulièrement difficile à reconnaître, mais c’est surtout parce qu’il incarne véritablement son personnage et parvient à faire oublier l’acteur. On peut y voir une course aux Oscars, évidemment, mais il faut aussi reconnaître que c’est extrêmement efficace, une vraie réussite. Quand Tommy Lee Jones entre à l’écran, il a toutefois tendance à lui voler la vedette : inutile de vanter une nouvelle fois les mérites de cet acteur qui rayonne ici encore une fois.

Lincoln tommy lee jones

Contre toute attente, Lincoln n’est pas un film particulièrement lyrique et enlevé. La dernière œuvre de Steven Spielberg est au contraire un long-métrage assez aride sur l’envers du décor. C’est peut-être moins sexy sur le papier, c’est en fait beaucoup plus passionnant à l’écran. Lincoln aurait gagné à être encore plus sobre, en éliminant la majeure partie de la bande originale par exemple. Composée par John Williams, elle est totalement banale (on retrouve des passages de celle d’Il faut sauver le soldat Ryan), mais elle est surtout complètement déplacée par rapport à l’ambiance du film. Dommage, d’autant que les seuls moments ratés dans Lincoln le sont en raison de cette musique pompeuse. Le reste du temps, la sobriété choisie par Steven Spielberg s’avère payante et c’est bien elle qui fait de l’ensemble une réussite.


  1. Et non pattes, car le cheval a des jambes… (merci Sylvain pour la précision)