« Comment a-t-on osé faire un film de Lolita ? » La question est fièrement posée par l’affiche du film qui traduit le fait que Stanley Kubrick l’a fait, qu’il a osé s’attaquer au chef-d’œuvre de la littérature contemporaine qu’est Lolita de Nabokov. Travail ambitieux, qui n’a pas toujours été reconnu d’ailleurs : le puritanisme des années 1960 est tombé sur ce film jugé beaucoup trop scandaleux, tandis que les fans du roman ne s’y sont pas retrouvés. Fidèle à son habitude, le cinéaste américain est en effet parti d’une œuvre… pour en faire totalement autre chose. Son Lolita est un parfait mélange de genres, quelque part entre le thriller policier et la comédie satirique.
Le scénario de Lolita est à l’origine l’œuvre du romancier, mais si Nabokov est toujours crédité au début du film, Stanley Kubrick en a conservé très peu d’éléments, s’accordant plutôt une très large liberté. Une liberté telle que son film commence… avec la fin du livre. Un meurtre d’emblée connu du spectateur qui ne peut alors pas en comprendre tous les tenants et aboutissements, puis le film remonte quatre ans auparavant. Humbert Humbert, professeur de lettres divorcé, débarque dans la petite bourgade de Ramslade pour préparer sa rentrée et écrire dans un lieu tranquille. Il décide de s’installer dans la maison de Charlotte Haze, veuve qui lui fait des avances très claires d’entrée de jeu. Si la maîtresse de maison lui promet des tartes aux cerises succulentes, c’est surtout sa fille qui intéresse fortement l’écrivain. Dolores, que l’on connaît surtout sous le nom de Lolita, est une très jeune fille pas encore pubère, mais qui est déjà extrêmement séduisante et dès le premier regard, c’est le coup de foudre. Humbert ne peut pas toucher à cette jeune fille de 12 ans, et pourtant il semble impossible d’échapper à cette beauté irrésistible. Pour rester proche de Lolita, il va jusqu’à se marier à Charlotte, même s’il n’éprouve rien pour lui. On comprend vite que cet amour fou et impossible, du moins en théorie, va conduire Humbert à sa perte…
Le roman de Nabokov jouait déjà sur le mélange des genres, mais Stanley Kubrick va encore plus loin dans sa version de Lolita. Le film noir policier est toujours présent, ne serait-ce que pour le meurtre qui l’ouvre. On connaît le meurtrier et la victime, mais pas le motif et c’est précisément ce que va montrer Kubrick dans son film. Les codes du film noir sont bien présents tout au long du film, tandis qu’une enquête semble en permanence en cours. L’enjeu n’est pas de savoir si le meurtrier va être démasqué, puisque le film se déroule entièrement avant le meurtre. Un doute plane néanmoins sur les relations entre Lolita et Humbert. Censées n’être que platoniques, elles dérivent vite vers quelque chose de plus charnel, même si le cinéaste se garde bien de l’expliciter. À une époque où Hollywood est encore strictement régi par des règles précises sur ce que l’on peut ou ne peut pas montrer, Kubrick s’isole en Grande-Bretagne, mais doit quand même censurer son film. Si Lolita mélange les genres, l’érotisme n’en fera jamais partie : il ne se passe rien de visible entre la jeune fille et son beau-père, mais le non-dit et l’implicite sont omniprésents et ils sont finalement beaucoup plus forts. Outre le film noir, Lolita est une comédie satirique de l’American Way of Life extrêmement efficace et drôle. Dès la scène inaugurale du meurtre, Kubrick s’arrange pour dédramatiser une scène qui devrait être poignante en lui injectant une bonne dose de ridicule. Le péplum qui débarque brusquement, ne serait-ce que pour la référence à Spartacus, précédent film du cinéaste, mais aussi la partie de ping-pong ou les tentatives vaines du futur mort pour détourner l’attention du meurtrier sont autant de pointes comiques qui ridiculisent l’ensemble. Lolita est ainsi traversé d’un humour satirique constant, ridiculisant le mode de vie des banlieues américaines. Le personnage de Charlotte est en grande partie responsable de l’humour dans le film : son hystérie s’avère ainsi très efficace.
Stanley Kubrick a essentiellement adapté des œuvres existantes et il a tourné peu de films qui sont des œuvres originales. Néanmoins, chaque adaptation est l’occasion d’une réécriture parfois totale, et c’est notamment le cas de Lolita. Ses modifications sont si importantes que le sens même du roman en est transformé. En plaçant le meurtre en tête de son film et surtout en ménageant une place centrale à Quilty, Kubrick modifie le sens de Lolita. Dans le roman, Humbert est le narrateur et tous les évènements sont relatés par sa vision des choses. Nabokov parvient à nous rendre ce personnage plutôt sympathique, du fait de cette narration interne. Si Kubrick la maintient en partie et utilise même quelques monologues au cours desquels le personnage retrouve sa place de narrateur, il extériorise aussi le point de vue sur l’histoire. Humbert n’est plus chez Kubrick qu’un personnage, certes le personnage principal, mais il n’a plus droit au regard exclusif. Ce qui intéresse surtout Stanley Kubrick, c’est en fait le dédoublement de la personnalité de ce personnage, un dédoublement déjà présent dans son nom : Humbert Humbert, le prénom et le nom sont indissociables et le dédoublement est latent. Humbert est un professeur divorcé d’âge mûr et raisonnable. Humbert est aussi fou amoureux de Lolita et il ne peut s’empêcher de l’aimer. Alors que Nabokov impliquait qu’Humbert avait déjà eu des problèmes avec des jeunes filles auparavant, le film de Kubrick efface totalement cet aspect en se concentrant sur la seule Lolita. Le cinéaste donne par contre de l’ampleur au personnage très secondaire dans le roman de Quilty. Dans Lolita de Kubrick, il devient un personnage central, le double de Humbert et à la fois son double maléfique et sa bonne conscience. À plusieurs reprises, le personnage tourmente Humbert, le met face à ses contradictions ou pointe du doigt sa relation anormale avec la jeune fille… pour mieux l’attirer à elle. Cette dualité d’Humbert est un aspect fascinant du film qui montre bien que Stanley Kubrick s’inspire d’un matériau existant pour sortir un film extrêmement personnel.
Sorti deux ans avant Docteur Folamour, le sixième film de Stanley Kubrick fait suite au péplum gigantesque Spartacus. C’est justement pour s’éloigner des super-productions américaines et pour gagner un peu de liberté que le cinéaste américain se réfugie en Grande-Bretagne, pays de tournage de la majorité de ses films par la suite. Lolita offre ainsi au réalisateur plus de libertés sur le plan formel, même s’il ne les met pas nécessairement à profit ici. On note toutefois sa grande habileté à suggérer, sans expliciter : quand Humbert est questionné sur sa décision de rester chez les Haze, il évoque la tarte aux cerises alors que la caméra se pose sur le corps de Lolita. En un plan, tout est dit… Lolita est aussi le deuxième film du cinéaste avec Peter Sellers et l’acteur exprime ici toute l’étendue de son talent, en guise de répétition générale avant sa performance de Docteur Folamour (avec d’ailleurs une sorte de préquelle au docteur fou dans le personnage du Dr Zemf).
Pointant d’emblée du doigt le meurtrier et la victime, le film de Stanley Kubrick bloque toutes les ambitions policières de son adaptation de Lolita. De fait, son film n’est pas une adaptation fidèle du roman, mais tout autre chose. Le cinéaste propose plutôt un film très personnel, à la croisée de plusieurs genres et avec un accent particulier sur le dédoublement de personnalité. Lolita est aussi une satire très drôle de la classe moyenne des États-Unis dans les années 1960. Les fans de Nabokov risquent bien de ne pas y trouver leur compte, mais en oubliant qu’il s’agit d’une adaptation, on découvre un film de Kubrick très plaisant.