Paul Thomas Anderson est un cinéaste à part et il le prouve encore avec The Master. Six ans après son excellente fresque sur l’histoire américaine There Will Be Blood, le cinéaste revient avec une œuvre très ambitieuse et beaucoup plus complexe. En racontant l’histoire d’un soldat de la Seconde Guerre mondiale et de se guérison par un gourou mystique et peut-être un peu charlatan, il tisse un récit dense et un peu fouillis. The Master est toutefois emporté par un duo d’acteurs exceptionnels qui compensent toutes ses imperfections. Un film à découvrir !
Pacifique, 1945 : la Seconde Guerre mondiale se termine et déjà les soldats américains se sentent désœuvrés. Parmi eux, Freddie semble particulièrement déboussolé et il souffre en tout cas de troubles psychologiques assez sévères. Quand les autres soldats forment avec le sable une figure féminine, il se met sur elle pour la prendre avant de se branler face au large. À la fin du service, un psychologue évalue chaque soldat et Freddie ne voit que des phallus et des vagins dans le fameux test de Rorschach. Il a un problème, mais la société le pousse à se réintégrer et c’est ce qu’il fait, enchaînant les petits boulots qui ne tiennent que le temps que sa folie resurgisse. Il faut dire que l’alcool n’aide pas : Freedie a pris l’habitude à l’armée de concocter son propre alcool, une mixture de produits chimiques qui ne devraient pas être bus séparément et qui, combinés, procurent un effet énorme, sans doute proche de la drogue. De retour au pays, il continue à préparer cette mixture et dérape à chaque fois qu’il en boit. La dernière fois, il se fait virer à coups de pied et il arrive, totalement ivre, sur un bateau accosté à un quai. À son bord, on fête le mariage de la fille de Lancaster Dodd, « le Maître ». Cet homme très charismatique a rassemblé autour de lui quelques fidèles qui le suivent dans sa vision de l’homme et dans une sorte de thérapie à suivre pour réparer ceux qui sont blessés. Il trouve en Freddie le candidat idéal pour démontrer ses théories et les expérimenter. Commence une longue histoire d’amitié teintée de rapports de force entre le maître et son élève.
L’Église de Scientologie n’a manifestement pas apprécié The Master et pour cause. Paul Thomas Anderson se défend de s’être inspiré d’une histoire vraie et d’avoir fait le biopic de Ron Hubbard, le fondateur de la Scientologie, mais les points communs sont sans doute trop nombreux pour ne pas y voir au moins une allusion appuyée. Le film se développe dans tous les cas autour du personnage de Lancaster Dodd et son apparition crée une véritable rupture dans le long-métrage. Toute la première partie se résume aux écarts de Freddie, selon un même schéma : tout semble aller pour le mieux, jusqu’au moment où il bascule dans la folie et se fait virer de son travail. The Master interrompt ce cycle infernal avec Lancaster qui lui offre une famille, mais aussi un but : guérir et pouvoir ainsi à nouveau s’intégrer à la société. Pour y parvenir, ce gourou met en place ses « découvertes » sur la nature humaine et utilise l’ancien soldat comme sujet d’expérience. Freddie va dès lors suivre des séances variées, tantôt une sorte d’hypnose censée le pousser à revenir à ses origines et même à ses vies antérieures, tantôt un travail pour apprendre à ne pas réagir à des attaques, tantôt encore des exercices pour entrer dans une sorte de transe. The Master ayant commencé avec une série de dérapages, on s’attend naturellement à en revoir un, même si les progrès sont incontestables : Freddie parvient à se maîtriser et à devenir plus sociable, même si son héritage de la guerre fait parfois un retour fracassant. Cette attente contribue en tout cas à renforcer l’intensité du film, d’autant que Paul Thomas Anderson ne dresse pas un portrait sans ombre de Lancaster Dodd.
La plus grande force de The Master est sans doute sa capacité à ne jamais tomber dans la simplicité de personnages monocordes. Les deux personnages principaux, Freddie et Lancaster, sont tous deux extrêmement travaillés et complexes et la première scène qui les oppose assez nettement ne donne pas le ton de tout le film. Certes, Paul Thomas Anderson commence par présenter un Freddie totalement hors de contrôle sitôt qu’il boit, sévèrement détraqué par la guerre et incapable de se réintégrer. À l’inverse, Lancaster est d’abord un homme sérieux et honnête, un bon père de famille et celui qui a trouvé une méthode révolutionnaire pour soigner les problèmes psychologiques les plus graves. Pourtant, dès cette première scène de rencontre, The Master ménage une zone d’ombre pour celui qui se fait appeler « le Maître » : plus que le cas psychologique, ce qui l’intéresse chez Freddie, c’est l’espèce d’alcool qu’il concocte. Quand il en boit, il écrit beaucoup plus facilement et il veut retrouver cet effet en en buvant plus. D’emblée, ses motivations sont remises en cause implicitement par le film : et si Paul Thomas Anderson ne filmait qu’un charlatan qui, comme son fils le dit à un moment donné, ne sait jamais ce qu’il fait ou écrit ? Et si ces exercices imposés à Freddie n’étaient imposés qu’au hasard ? L’expérience fonctionne pourtant, le patient va mieux quand The Master se termine, mais il n’est pas totalement guéri et son traitement n’est qu’une réussite partielle, au mieux. Cette complexité est aussi la limite du film : le cinéaste ne semble pas toujours savoir ce qu’il veut dire et l’ensemble paraît souvent brouillon. Si l’effet était totalement voulu, cela ne serait pas gênant, mais Paul Thomas Anderson ne donne pas vraiment cette impression. Son dernier long-métrage aurait peut-être gagné, en outre, à être plus court pour gagner en intensité.
Quelques réserves donc, mais qui sont totalement balayées par les performances époustouflantes des deux acteurs principaux. The Master ne pourrait tenir qu’avec eux : Philip Seymour Hoffman est parfait en gourou mi-sérieux, mi-charlatan, mais c’est surtout Joaquin Phoenix qui impressionne. L’acteur dépasse son simple statut d’interprète ici, il est comme possédé par son personnage devant les caméras de Paul Thomas Anderson et sa composition qui impressionne dès les premiers plans pour ne jamais décevoir jusqu’aux derniers justifie à elle seule de se déplacer en salles pour voir The Master. À leurs côtés, la femme de Lancaster interprétée par Amy Adams est peut-être le personnage le plus sérieux et ainsi le plus terrifiant du film : les idées de son mari, elle les fait siennes et les impose aux autres, en particulier à Freddie. Ces personnages sont essentiels au film, mais Paul Thomas Anderson n’a pas perdu son sens de la mise en scène, bien au contraire. Comme avec There Will Be Blood, il propose dès les premiers plans une image splendide, magnifiée par une très belle photographie et sans doute par l’utilisation de la pellicule plutôt que du numérique. Le cinéaste est allé jusqu’à filmer en 70 mm, un format très rare au cinéma, si rare que seul un cinéma parisien l’utilise. Avec ou sans, The Master reste indéniablement un très beau film et Jonny Greenwood fait à nouveau des miracles sur la bande originale avec une musique minimaliste et torturée, bien éloignée des nappes de violons harmoniques.
The Master est un film ambitieux, une œuvre magnifique à regarder et un long-métrage servi par deux acteurs phénoménaux qui justifient à eux seuls le déplacement. Paul Thomas Anderson ne signe pas une œuvre parfaite pour autant et on préfère la conquête de l’or noir de son film précédent, plus accessible et plus réussi. Reste que cette nouvelle réalisation s’avère intéressante et ses deux personnages principaux la sauvent de toutes les critiques que l’on pourrait formuler à son égard. À ne pas rater.