Merlin ou la terre dévastée au théâtre de la Piscine (8 janvier 2010)

Entraîné par mon oncle, je suis allé voir ce soir Merlin ou la terre dévastée, une pièce de Tankred Dorst rédigée en 1981 et mise en scène par le collectif Les possédés. Le programme annonçait une durée de 3 h 30, ce qui était loin de me rassurer en présence d’une pièce inconnue et contemporaine. Mais la promesse d’une pièce « riche d’influences, entre Shakespeare et les Monthy Python » m’a convaincu d’y aller. Je ne regrette pas, tant ce théâtre étonnant et exigeant est riche.

La pièce de Dorst entend revisiter le bien connu mythe des chevaliers de la Table ronde et de la quête du Graal. On peut parler d’une relecture d’un mythe à l’aune de notre société actuelle, une relecture actualisée en quelque sorte. On retrouve les personnages principaux, Merlin bien sûr, le roi Arthur, Lancelot, Perceval, etc. L’épée est bien présente, la table ronde aussi (au moins dans les esprits) de même que le Graal, jamais présent mais toujours recherché.

Tous les éléments sont là, mais Merlin ou la terre dévastée est loin d’être une simple actualisation de vocabulaire de la version de Chrestien de Troyes. Merlin et toute la clique ne sont en fait qu’une excuse pour traiter de sujets toujours d’actualité autour du pouvoir, ou de questions morales comme la différence entre le bien et le mal. La pièce fait ainsi une s place au diable, père de Merlin. Il ouvre la pièce, habillé de blanc immaculé comme il se doit pour un diable moderne, et il intervient ensuite à plusieurs reprises, dans des dialogues avec son fils. Ce dernier, mi-Diable, mi-homme ne veut pas suivre la voie de son père et veut au contraire faire le bien en menant « ses » hommes sur le bon chemin. Entre le père et le fils, plusieurs discussions plus générales sur le bien et le mal ont ainsi lieu à divers moments de la pièce, quand Merlin échoue dans son idée de faire le bien notamment. Mais ces questionnements traversent toute la pièce et concernent tous les rôles, à l’image de la quête du Graal menée par la plupart des chevaliers « parce qu’il le faut », sans vraiment la justifier. La pièce est très moderne quand elle présente des hommes motivés plus par l’argent, le pouvoir ou les femmes (ou tout ça à la fois, bien sûr) que par un Graal bien théorique. La religion est d’ailleurs assez malmenée par la pièce, de manière générale.

Comme son titre l’indique bien, Merlin ou la terre dévastée est une pièce profondément noire, à l’image des pièces les plus noires de Shakespeare. La terre dévastée du titre est le théâtre, à intervalles réguliers, d’utopies, l’idéal d’un monde juste et bon qui ressort un moment. La table ronde du roi Arthur, égalitaire et pacifiste, est une de ces utopies. Néanmoins, l’échec est explicité dès le début par le cynisme du diable qui voit l’avenir et sait à l’avance que cela se terminera en bain de sang. La pièce est donc très nettement empreinte de tragédie, la mort étant inéluctable. La dernière partie du spectacle est très noire (et rouge) et la mélancolie envahit progressivement tous les personnages.

Pourtant, on nous promettait sur le papier les Monthy Python. Et ils sont effectivement présents, surtout dans la première partie, par un humour ironique et incisif. Les chevaliers sont tous aussi ridicules les uns que les autres, et sont l’occasion de quelques rires bienvenus. Le roi Arthur est particulièrement gratiné, et m’a parfois rappelé celui de Kaamelott… On est du côté des humoristes anglais par le côté burlesque ou absurde de certaines situations, mais aussi du côté de Shakespeare puisque les pièces de ce dernier ménagent souvent des pauses comiques à la limite de la farce. Ici aussi, le comique de gestes est présent et efficace. Mais cet humour initial laisse finalement la place à une gravité générale qui explique certainement pourquoi la dernière heure m’a semblé plus longue que les précédentes. On entre alors dans le rythme plus lent de la tragédie classique.

Au-delà du texte, cette mise en scène des Possédés est vraiment très riche et propose une réflexion métathéâtrale qui rappelle en permanence que l’on est dans l’artificialité du théâtre. C’est certes courant au XXe siècle, mais ça n’en est pas moins intéressant. Ainsi, les acteurs ne quittent jamais la scène, quand ils ne jouent pas ils sont sur le côté de la scène, assis sur des chaises. Mieux, on les voit se changer et ainsi mettre les habits de plusieurs personnages. La pièce ne commence pas : quand on entre dans la salle, les acteurs sont sur scène, ils nous attendent. Et ils commencent à jouer quand le silence se fait de lui-même, au bout de quelques minutes. C’est une excellente idée d’éviter ainsi les traditionnels trois coups. Le plus étonnant, c’est que cela marche, tout le monde se tait en remarquant que ceux que l’on ne prenait que pour des techniciens étaient en fait les acteurs.

Mais la troupe est allée très loin dans cette idée de montrer en permanence le théâtre pour mieux le faire vivre. Des personnages masculins interprètent des dames, avec faux seins, mais vrais poils, tandis que des preux chevaliers sont interprétés par des femmes. De toute façon, tous les chevaliers portent une jupe, c’est même leur seul signe d’appartenance au groupe. Dans le même ordre idée, l’âge n’a plus aucun sens : un enfant est joué par un adulte ne faisant aucun effort par se rajeunir, en se rasant par exemple. Le collectif dit avoir voulu ainsi réaffirmer la puissance du comédien qui peut tout, par la seule force de son jeu. C’est assez réussi, d’autant qu’ils ont un jeune comédien capable de chanter très aigu, brouillant encore les pistes. Mention spéciale aux costumes où domine la fourrure et qui font totalement fi des personnages ou de l’époque.

Ce refus du réalisme au profit de l’épure touche aussi les décors, très pauvres, mais souvent intelligents. L’essentiel du décor consiste en fait en quelques chaises, deux tables sur roulettes et quelques bouts de tissus suggérant qui un château, qui un placard. La table ronde est suggérée par la disposition des chaises et c’est à peu près tout. Le minimalisme et la suggestion prédominent, et c’est souvent au spectateur de reconstituer un décor ou une situation. Les tables sont une table, ou alors une citadelle assiégée. Le fameux rocher maintenant Excalibur devient un bloc de polystyrène quand une armure devient une veste bardée de médailles.

Merlin ou la terre dévastée mise en scène par les Possédés n’est pas une pièce évidente à voir. Le texte ne pose pas de problème, même s’il est sans doute encore trop long (par rapport à l’origine, des coupes ont déjà été effectuées). Par contre, la mise en scène minimaliste et le choix permanent de surprendre, voire de prendre les spectateurs à rebrousse-poil risquent d’en laisser plus d’un sur le bord de la route. Je n’ai pas toujours saisi l’intérêt de ces choix (par exemple, je me demande bien pourquoi Merlin arrive sur scène au début nu comme un ver…), mais ils sont au moins intéressants. La longueur de la pièce ne doit pas faire peur : le rythme est en général très bon, les pauses se font rares et l’on ne voit pas le temps passer.

Le spectacle a été créé en novembre à la Ferme du Buisson, avant de rester quelque temps à la Colline. Il est désormais en tournée dans toute la France (les dates sont disponibles ici).

Crédit photo couverture : © Elizabeth Caracchio