Grandir au milieu du quartier noir le plus pauvre et réputé le plus dangereux de Miami n’est jamais facile. Ça l’est d’autant moins quand on est homosexuel, au cœur de cet univers machiste où les gangsters font la loi. C’est l’un des sujets de Moonlight, mais le dernier film de Barry Jenkins est autrement plus riche et ambitieux. Sur près de deux heures, il essaie de créer une personnalité complète et complexe à travers trois épisodes de la vie de Chiron. D’abord âgé d’une dizaine d’années, puis lycéen et enfin adulte, comment ce jeune réussit à s’en sortir et à avancer dans la vie ? Comment assumer son identité sexuelle dans un univers aussi hostile ? Comment assumer son identité tout court dans un environnement aussi contraignant ? Moonlight s’impose comme une évidence, et pourtant, elle est d’une complexité assez folle. Une œuvre magnifique, à ne rater en aucun cas en ayant lu le minimum à son sujet.
Moonlight est composé de trois segments qui se suivent dans l’ordre chronologique, trois périodes de la vie de Chiron. On découvre d’abord le personnage petit et frêle, alors qu’il est pourchassé par une bande de jeunes qui lui veut probablement du mal. Ce garçon d’une dizaine années se réfugie dans une maison abandonnée de ce quartier de Miami où la drogue règne en maître et le dealer du coin vient l’en sortir. Il le prend sous son aile et une complicité se développe entre cet homme sans enfant et cet enfant sans père. Le deuxième segment reprend quelques années plus tard, alors que Chiron devenu adolescent est au lycée du coin. Il a grandi, mais il est encore plus frêle et fragile et les brutes de sa classe ne manquent pas une occasion de le battre. Son mentor n’est plus là, mais il a gardé un bon ami de son enfance, Kevin, qui côtoie les abrutis tout en gardant sa relation avec Chiron. Entre les deux, autre chose naît, plus que de l’amitié, un sentiment interdit dans ce milieu et la réalité les rattrape vite, coupant court à tout espoir. Un énième combat et l’adolescent craque, s’en prend violemment à l’un des jeunes de sa classe et commence une spirale de la violence. Moonlight ne la montre pas, le troisième segment enchaîne directement avec un Chiron adulte, ou plutôt « Black ». Le garçon frêle a cédé la place à une vraie brute, un bloc de muscles souligné par une chaîne et des dents en or, une caricature de gangsters. Pourtant, Barry Jenkins filme toujours le même personnage et sous ce déguisement chargé de le fondre dans la masse, on retrouve cette fragilité de toujours et surtout un désir inchangé envers Kevin qu’il revoit pour la première fois en dix ans. Voilà le dispositif. Il pourrait sembler forcé ou un petit lourd, mais il n’en est rien et le long-métrage est au contraire un exemple de fluidité.
Pour éviter le côté artificiel qu’un tel ensemble aurait pu générer, Barry Jenkins peut compter sur les trois acteurs qui incarnent Chiron. Il y a d’abord le jeune Alex Hibbert, un garçon de Miami qui est touchant par sa fragilité et son mutisme, tout en montrant une force de caractère dans son regard très dur. Dans ce premier segment, l’une des scènes les plus impressionnantes se déroule à table, avec Juan, son mentor. Il lui demande si sa mère se drogue, puis s’il vend de la drogue et on comprend autant que le gangster que Chiron a tout compris. Sa lucidité éclate à l’écran et le très jeune acteur, qui faisait ses premiers pas devant une caméra, est alors parfait et provoque toute l’émotion de cette scène. Pour incarner l’adolescent, Ashton Sanders est physiquement très proche de son cadet, il impose aussi un calme puissant qui le rend tout à la fois extrêmement fragile et intense. À cet âge-là, le personnage ne dit rien, il sert les dents et évite les problèmes et ce n’est qu’en compagnie de Kevin qu’il peut enfin s’exprimer. Moonlight introduit le thème de l’homosexualité très tôt, d’abord sous la forme d’insultes que le jeune Chiron ne comprend même pas. Dans le segment central, elle se révèle au grand jour le temps d’une scène sur la plage sensuelle et intense. Barry Jenkins sait comment amener le sujet sans tomber dans les clichés ou la lourdeur, c’est au contraire avec une justesse qui force le respect que l’amour naissant entre les deux adolescents est montré. Ce qui le rend d’autant plus touchant et Ashton Sanders est excellent, mais il faut aussi saluer Jharrel Jerome dans le rôle de Kevin. La vraie star du projet toutefois, c’est Trevante Rhodes qui incarne le Chiron adulte. Cette fois, le physique change du tout au tout, on passe d’un extrême à l’autre, de la fragilité à la force. Cet ancien athlète est un bloc de muscles, un roc qui tombe dans la caricature avec tous les attributs du gangster afro-américain. Et pourtant, sous cet apparat se cache toujours le Chiron fragile que l’on connaît et le jeune acteur offre une prestation d’un très grand niveau. Lors d’une séquence très émouvante dans le restaurant où travaille Kevin, la réunion des deux amis d’enfance est rendue crédible par ce jeu tout en subtilité où le déguisement cède peu à peu la place à l’individu tel qu’il est vraiment. S’il ne fallait qu’une raison pour voir Moonlight, ce serait certainement cette scène.
Il y aurait encore beaucoup à dire, sur la musique composée par Nicholas Britell qui accompagne merveilleusement l’intrigue, sur la photographie très travaillée pour varier subtilement d’une époque à l’autre ou bien encore sur la caméra extrêmement rapprochée de Barry Jenkins qui filme ses personnages au plus près et qui ne les lâche jamais. Moonlight se résume en deux mots, mais c’est une œuvre d’une complexité rare en même temps que d’une simplicité évidente. Le long-métrage décrit une situation bien particulière qui correspond assez à celle du cinéaste — il a grandi dans le quartier où se déroule son film —, mais il parvient à atteindre une forme d’universalité. Vous n’êtes probablement pas un noir homosexuel de Miami, mais vous serez certainement touché par l’histoire de Chiron. Et c’est bien la meilleure preuve que Moonlight est un grand film.