Le Nouveau Monde m’a permis de découvrir le cinéma de Terrence Malick lors de sa sortie au cinéma, mais ce fut alors une rencontre ratée. Je n’étais pas encore prêt à accepter ce cinéma qui célèbre la nature avec une lenteur si particulière et le film m’avait paru niais et bien peu intéressant. Ce n’est que quatre ans plus tard1 que j’ai redécouvert le cinéaste avec Les Moissons du ciel et j’appréciai particulièrement, à ma grande surprise, ce film tout aussi lent et tourné vers la nature.
Six ans après, Le Nouveau Monde me paraît au contraire constituer l’un des sommets de l’œuvre de Terrence Malick. Le cinéaste ouvrait avec ce film une trilogie virtuelle sur l’histoire des États-Unis qui se terminait avec La ligne rouge sorti quelques années auparavant. L’histoire de Pocahontas permet à Terrence Malick de raconter les origines de son pays, la conquête de la nature par la civilisation. Tous ses thèmes fétiches sont rassemblés dans ce film qui est peut-être son plus beau, le plus apaisé en tout cas. Un chef-d’œuvre.
Avril 1607, trois navires britanniques accostent les rives de ce qui deviendra la Virginie. Ces hommes viennent de Grande-Bretagne avec une mission : implanter une colonie et trouver de l’or. Le continent américain a été découvert il y a plus d’un siècle par Christophe Colomb, mais son exploitation par le Vieux Continent commence à peine. Les cartes restent largement vierges au-delà de fins traits de côte et ceux qui se lancent plongent vraiment dans un univers inconnu. À bord, John Smith arrive avec des fers aux pieds. Une insubordination lui a coûté sa place et il n’est sauvé in extremis à l’arrivée que parce que la future colonie a besoin de lui. Sans le savoir, ils ont débarqué dans un espace loin d’être vierge. Il est au contraire occupé par un puissant clan d’Amérindiens qui n’entendent pas se laisser faire. Des deux côtés, la violence émerge vite et John Smith est envoyé auprès du chef du clan pour tenter de trouver un accord. C’est à cette occasion qu’il rencontre une jeune fille extrêmement belle dont il tombe immédiatement amoureux. Leur amour pourra-t-il résister aux conflits entre les deux groupes ?
L’histoire de Pocahontas est devenue célèbre depuis l’adaptation proposée par Walt Disney. Cette Amérindienne a vraiment existé au début du XVIIe siècle, mais les détails de son histoire restent assez flous. Terrence Malick a choisi, comme le dessin animé avant lui, d’en faire une histoire d’amour, même si c’est historiquement peu crédible. Le nom de Pocahontas n’est cité à aucun moment dans le film, mais il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’elle dans le film, d’autant que l’on retrouve bien son nom de baptême. Le Nouveau Monde est ainsi l’histoire de la rencontre entre deux êtres et de leur amour aussi fort qu’il est impossible. Un Anglais ne saurait aimer une Amérindienne et réciproquement, mais l’amour est trop fort pour qu’ils y résistent. Quand John Smith rencontre pour la première fois la belle, il est fasciné par sa beauté et tombe immédiatement amoureux, même s’il ne veut pas tout de suite l’accepter. La réciproque semble être vraie, mais la langue est une barrière difficile à franchir. Le long séjour de l’officier britannique parmi les Amérindiens facilite la relation et ils s’apprennent à se connaître. Elle apprend des rudiments d’anglais, tandis que lui découvre les coutumes et le mode de vie des Indiens. Tant qu’ils restent ainsi dans la nature, leur amour est possible, mais il ne résiste pas à un retour au fort anglais. Le Nouveau Monde ne laisse place à aucun doute à ce sujet, leur amour est trop fort pour être rompu et on imagine qu’il subsistera aussi longtemps qu’ils vivront…
Il n’y a pas que l’amour entre John et Pocahontas qui est rendu impossible par la civilisation. Reprenant un thème cher à Terrence Malick, Le Nouveau Monde oppose Nature et Culture, le clan amérindien et la civilisation britannique. Cette opposition traverse tout son cinéma, et pas seulement dans The Tree of Life. Ici, elle prend un accent historique : la colonisation des États-Unis est ressentie comme une atteinte directe contre ces grands espaces vierges. À l’herbe verte qui tendrait presque au flou s’oppose le fort britannique, un camp retranché où aucune forme de vie naturelle ne subsiste, ou la boue, la maladie et la mort n’ont laissé aucune place à la nature. Terrence Malick multiplie comme toujours les plans sur la nature, ici le plus souvent sereine, et le contraste est saisissant avec les constructions humaines. Les Amérindiens vivent en harmonie avec la nature, ils ne détruisent pas les arbres et n’utilisent que ce dont ils ont besoin. Ils ne détruisent pas leur ressource naturelle comme les Britanniques qui se retrouvent bien bêtes, sans rien à manger, l’hiver venu. La quête d’or est la priorité alors qu’ils devraient plutôt se consacrer à se nourrir : seul John Smith, qui a passé du temps du côté de la Nature, le comprend encore. Le Nouveau Monde ne tombe jamais dans l’écologie un peu niaise, il n’est pas non plus dans la caricature et l’opposition totale et systématique. Si les Britanniques et leur civilisation sont présentés comme une menace, les Amérindiens ne les accueillent pas non plus de manière très chaleureuse et ils ont leur part de responsabilité. Le passage sur le Vieux Continent permet aussi à Terrence Malick sinon d’excuser, du moins de justifier la colonisation : la surpopulation britannique impose de trouver une solution hors de l’île.
Cinq ans avant The Tree of Life, Le Nouveau Monde ressemble par moment à une sorte de répétition générale. L’œuvre de Terrence Malick est marquée par une impressionnante cohérence, alors même qu’elle s’étale sur de nombreuses années. Ce film reprend de nombreuses thématiques chères au cinéaste, on l’a dit, mais il est aussi très « Malickien » dans la forme. Durant près de trois heures en version longue, Le Nouveau Monde sait prendre son temps et impose son rythme lent pour un climat particulièrement apaisé. Il s’agit sans doute du film le plus calme de sa courte filmographie, et peut-être de celui qui célèbre le plus les beautés de la nature. Terrence Malick n’a pas son pareil pour filmer des paysages naturels et magnifier la lumière naturelle : certains plans sont ici véritablement sublimes. On retrouve notamment son goût pour les arbres filmés d’en dessous — on les retrouvera en abondance dans The Tree of Life –, mais ce sont aussi les herbes hautes dans le vent, les plans d’eaux, les silhouettes d’arbres dans le lointain qui l’intéressent. La célébration de la nature passe par l’image, certes, mais la musique est comme toujours essentielle. James Horner a composé une bande originale pour le film, mais Terrence Malick n’en a presque rien gardé, privilégiant au contraire l’ouverture de l’opéra Das Rheingold de Richard Wagner, un morceau à l’intensité dramatique incontestable qui revient plusieurs fois dans le film. D’autres éléments raccrochent Le Nouveau Monde à sa filmographie, à commencer par les narrateurs. Ils sont ici trois à raconter l’histoire ou plus souvent à questionner ce qui les entoure, ou leurs sentiments. Comme toujours, les stars se sont pressées au casting avec une belle réussite ici, de Colin Farrell à Christian Bale en passant par la surprenante Q’orianka Kilcher dans le rôle de Pocahontas.
Terrence Malick reprend à son compte l’histoire de Pocahontas et propose, comme Walt Disney avant lui, une histoire d’amour. Pourrait-on toutefois trouver film plus différent du dessin animé que Le Nouveau Monde ? Loin d’en rester à une histoire d’amour peut-être un peu niaise, Terrence Malick se sert de ce prétexte pour évoquer la naissance des États-Unis, la colonisation d’un espace sauvage par l’homme. Il s’agit d’une destruction, certes, mais Le Nouveau Monde n’est pas vraiment nostalgique de cette époque. Un très beau film, apaisant et fort à la fois, un film à voir et à revoir…