La Shoah est toujours un sujet très complexe au cinéma. Ce thème terrible ne peut pas être traité n’importe comment par un film et il conduit souvent à des longs-métrages sans grand intérêt au-delà de la reconstitution historique et du devoir de mémoire. Goran Paskaljevic a su fort heureusement éviter cet écueil dans La partition inachevée : la Shoah n’est qu’un prétexte à raconter une autre histoire, celle d’un professeur de musique qui découvre que sa vie était tout autre à l’âge des bilans. Un très beau film sur la mémoire et la famille, à découvrir.
Misha Brankov est un professeur de musique à la retraite. Il donne toujours quelques cours à des jeunes promis, selon lui, à un brillant avenir, des cours gratuits qui ne lui permettent pas de finir sa vie aussi brillamment que son fils, chef d’orchestre brillant qui mène des orchestres partout dans le monde. Peu lui importe, il a mené une vie chargée à Belgrade, mais son univers bascule le jour où le musée juif de la ville le contacte. À l’occasion de travaux réalisés sur l’emplacement d’un ancien camp de concentration nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, on a retrouvé une boîte en fer. À l’intérieur, une photo, une lettre et une partition qui n’a pas été achevée. Cette lettre est adressée au petit garçon de deux ans que l’on voit sur la photo et Misha apprend, stupéfait, que c’est de lui qu’il s’agit. Ses parents qu’il croyait naturels depuis toujours n’étaient en fait que ses parents adoptifs : lui-même était juif et ses deux vrais parents sont morts dans la Shoah. Une révélation qui bouleverse le vieil homme.
La partition inachevée est d’abord un film sur le souvenir. Tous les souvenirs de Misha sont quelque part remis en cause par cette révélation et le professeur de musique n’a d’autres choix que d’accepter qu’il a mené sa vie sur des mensonges. Quand il va voir celui qu’il croyait être son frère, il l’interroge sur son silence, pendant toutes ces années et il n’obtient aucune réponse satisfaisante. Après une phase de déni, Misha aimerait retrouver sa « vraie » famille, ce qui n’est évidemment pas possible et Goran Paskaljevic filme assez bien cette volonté de revenir en arrière. L’une des séquences du long-métrage consiste justement en un rêve du professeur qui voit ses parents embarqués dans le camion de la mort par les soldats allemands ; il aimerait les prévenir, les empêcher de monter, mais ce n’est bien sûr pas possible. Le seul souvenir qu’il peut finalement utiliser, c’est cette fameuse partition, laissée par son père. Misha va la terminer, ajouter des instruments pour un orchestre et la faire revivre à l’occasion d’une cérémonie du souvenir, sur les lieux de la Shoah. Dans sa lettre, son père écrivait justement qu’il vivrait toujours tant que sa musique vivra : c’est ainsi une très belle métaphore du souvenir qui prend en quelque sorte vie qui est proposée par La partition inachevée à cette occasion.
On l’écrivait en introduction, la Shoah n’est ici qu’un prétexte à une histoire plus précise et qui n’est pas directement issue des tragiques évènements des années 1940. Cela n’empêche pas Goran Paskaljevic de s’intéresser au sujet et il ouvre d’ailleurs La partition inachevée sur des images assez terribles, celles de l’inauguration de la Grande foire à la fin des années 1930. La guerre n’est encore qu’un vague cauchemar, certainement pas une réalité, et les inaugurations fastueuses de cette place autour de cette tour majestueuse qui servira plus tard de tour de contrôle avec une mitraillette à sa tête paraissent totalement irréalistes, alors que l’on sait très bien ce qui va suivre. Idée intéressante de Goran Paskaljevic, le personnage principal de La partition inachevée ignore jusqu’à l’existence même de la Shoah et semble indiquer que c’est la majorité des Serbes ignore tout de ces événements tragiques. Un fait étonnant qui motive Misha à faire vivre le souvenir de l’extermination des Juifs en participant à la cérémonie, quand bien même il ne se sent pas du tout juif. Là encore, le cinéaste n’appuie jamais sur les évènements historiques et se concentre sur son personnage et son isolement. Misha est seul, abandonné autant par son fils qui refuse de mettre sa carrière en danger pour son père, que par la chorale qu’il a dirigé depuis des années et qui préfère maintenant oublier le vieil homme un peu encombrant. Goran Paskaljevic y trouve quelques plans très émouvants, sans trop les appuyer, tout en subtilité, à l’exception d’un final bizarrement excessif.
La subtilité est aussi le maître mot de la mise en scène de Goran Paskaljevic. Le cinéaste serbe ne fait pas dans l’outrance visuelle, mais compose un film en douceur et élégance. Les paysages hivernaux de la capitale serbe tirent souvent vers le sépia, mais c’est toujours une couleur naturelle qui est utilisée dans La partition inachevée. Le long-métrage sait se faire presque poétique par moments, notamment pour quelques très beaux plans calmes et apaisés, comme celui de la barque qui illustre d’ailleurs cette critique. Le film n’est pas parfaitement plat à l’écran toutefois et on peut citer en guise d’exemple cette impressionnante scène de mariage où l’agitation de la fête est perturbée par un attentat surprise qui met le feu à l’édifice, de nuit. Goran Paskaljevic peut également compter sur le talent de Mustafa Nadarevic : son acteur principal compose un professeur de musique parfaitement abasourdi quand il apprend la nouvelle, mais qui fait par la suite preuve d’une détermination imperturbable. Autour de lui, les personnages secondaires sont tous très bien caractérisés, mais on fera une mention spéciale pour l’habitante de la Grande Foire qui raconte sa vie avec une émotion vraiment remarquable.
Loin de construire un film en hommage à la Shoah, Goran Paskaljevic utilise ces douloureux souvenirs pour construire un film sur le souvenir, justement. La partition inachevée interroge la notion de famille pour cet homme qui découvre tardivement que ceux qu’il a toujours pris pour ses parents ou son frère ne sont en fait que des parents ou un frère d’adoption. Au milieu de cette quête personnelle, la musique composée par son père résonne comme un moyen de faire revivre ce dernier et tous les souvenirs qui l’entourent. Un très beau film, à ne pas rater.