Poetry, Lee Chang-Dong

Après Mother, après Lola, Poetry est le troisième film asiatique sorti cette année où une femme, mère ou grand-mère, doit sauver son fil ou petit-fils auteur ou responsable d’un forfait. À chaque fois, la culpabilité ne fait pas plus de doute que la volonté indéfectible de sauver l’auteur du crime. Lee Chang-Dong suit ce même schéma familial en lui ajoutant la poésie dans laquelle son personnage principal se réfugie. Un film beau et un peu glauque à la fois, avec ce portrait d’une société qui règle la violence avec quelques millions. Un film à voir.

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Un fleuve, l’eau qui coule doucement et puis la caméra se lève et dévoile des collines, un pont. Sur les berges, des enfants jouent dans les grandes herbes quand on aperçoit, au milieu du fleuve, une tache. La caméra s’arrête et la tache s’agrandit et révèle une jeune fille, morte. Elle vient de se jeter d’un pont, on apprendra vite qu’elle s’est suicidée après un viol collectif. Elle est collégienne, et ses violeurs sont des camarades de classe. Parmi ces derniers, il y a Wook, le petit-fils de Mija. Collégien en pleine crise d’adolescence, renfermé sauf quand il est avec ses amis et manifestement pas vraiment perturbé par ce qu’il a fait. Sa grand-mère l’élève seule et on sent bien qu’elle est un peu dépassée par ce garçon qu’elle ne connaît plus et qu’elle maîtrise encore moins. Quand elle apprend que son petit-fils est impliqué dans le viol collectif, elle n’en laisse rien paraître dans un premier temps, espérant peut-être que Wook se confessera tout seule. Mais quand elle finit par craquer et chercher à le confronter, il s’enferme dans son mutisme et ne cherche même pas à s’excuser. Poetry ne satisfait ainsi jamais la curiosité de Mija, ou la nôtre : que s’est-il passé exactement ? Pourquoi la jeune fille a-t-elle accepté pendant six mois le viol, avant de se tuer ? Comment ce garçon qui devient un homme a-t-il pu violer une camarade de classe de manière répétée ?

Lee Chang-Dong ne donne aucune réponse. Il faut dire que son personnage principal ne cherche pas vraiment à connaître la vérité et préfère se réfugier dans la poésie. Élément central de Poetry, la poésie est un refuge hors du monde pour cette femme âgée qui perd la mémoire à cause d’Alzheimer. Alors que les mots disparaissent subitement de sa mémoire, elle semble s’accrocher de toutes ses forces et aussi longtemps que possible à eux, comme pour ne pas les lâcher, comme pour résister face à la maladie qui l’envahit inexorablement. Écrire de la poésie, c’est aussi s’évader du monde au profit d’un univers apaisé où seul le bonheur aurait cours. Mija suit des cours de poésie qui lui réapprennent à regarder ce qui l’entoure et elle semble redécouvrir des choses aussi simples qu’un fruit, un arbre ou le chant des oiseaux. Quand la justice coréenne finit par rattraper son petit-fils, Mija n’essaie même pas de lutter, mais elle réussit enfin à écrire le poème qu’elle cherche à écrire depuis le début du film. Contrairement à Mother ou Lola, la grand-mère de Poetry ne cherche pas vraiment à défendre envers et contre tout son petit-fils. Si sa culpabilité ne fait aucun doute, elle est surtout désemparée face à la réalité et ne sait trop comment agir. Son action est quasiment toujours guidée par les autres parents et si elle finit par sauver Wook, c’est presque contrainte et forcée, en tout cas honteuse qu’elle le fait.

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Dans Poetry comme dans les deux autres films cités en début d’article, l’histoire personnelle est surtout l’occasion de parler de la société. Le portrait que propose Lee Chang-Dong de la société sud-coréenne n’est pas des plus glorieux. La mort de cette jeune fille suite à un viol collectif semble n’émouvoir pas grand monde. Le collège cherche à étouffer l’affaire, comme les parents des cinq garçons qui espèrent bien payer la mère de la victime en échange de son silence. La police n’est pas tenue d’intervenir si aucune plainte n’est déposée, et parents et collège sont prêts à tout pour éviter que l’affaire n’éclate au grand jour. On s’entend donc sur un prix, 30 millions soit 5 millions par famille, et on essaie de convaincre la mère. Laquelle semble tout à fait se satisfaire d’un tel arrangement : si on la voit au départ craquer et s’approcher dangereusement de la folie, elle se ressaisit vit et accepte de très bonne grâce l’arrangement financier qu’on lui propose. Ce mode de fonctionnement purement financier, où l’on négocie le prix d’un mort est assez surprenant pour nous, d’autant qu’il n’est ici jamais remis en cause. À aucun moment le principe même de payer une compensation financière pour la perte d’un être cher n’est discuté, ou même évoqué : il paraît totalement normal et il est accepté par tous, y compris la mère donc qui vit à la campagne et a sans doute bien besoin d’argent. Mija a du mal à payer les 5 millions qu’elle doit pour la participation de son petit-fils, mais c’est un problème uniquement financier, en aucun cas la question de savoir si c’est bien ou mal ne se pose. Ce montage financier un peu glauque est d’autant plus troublant que les fautifs sont laissés totalement en dehors des enjeux, et même en dehors du film. Ils sont responsables au premier degré des problèmes de leurs parents, mais cela ne semble jamais les gêner outre mesure et leur vie habituelle continue. Quand sa grand-mère pose sur la table de la cuisine un portrait de la suicidée, Wook regarde le portrait, interdit, et réclame à manger parce qu’il a faim. Le plus surprenant est que les parents ne cherchent surtout pas à impliquer leurs enfants. Ces derniers ont fait quelque chose de répréhensible et leur seul et unique objectif dès lors est de sauver son fils, sans même évoquer sa culpabilité, encore moins en les punissant. Juste les sauver, à coup de 5 millions qu’ils semblent sortir tous avec une facilité déconcertante.

Film sur la poésie, Poetry se veut habité de la même beauté que celle que le poète recherche en toute chose, et notamment dans la nature. Lee Chang-Dong a soigné son film, utilisant de nombreux plans fixes ou lents travellings en intérieur comme en extérieur. Certains plans sont vraiment très beaux, en particulier tous ceux qui montrent une nature calme et apaisante, opposée au stress de la ville et de l’appartement de Mija. Le cinéaste utilise à plusieurs reprises le principe du hors champ : le cadre ne montre pas l’essentiel dans un premier temps, la caméra se déplace alors et dévoile l’élément important d’une scène. Ce principe est très bien illustré par la scène d’ouverture décrite plus haut. C’est un peu la concrétisation, au cinéma, d’une des leçons du maître de poésie : on ne sait souvent pas regarder un objet comme il le faut pour écrire de la poésie, c’est-à-dire minutieusement et sous tous ses aspects. Dévoiler en plusieurs étapes un élément, c’est donc faire de la poésie sur grand écran.

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Poetry est un film troublant, à la fois très beau et un peu glauque dans ce qu’il montre de cette société capable de monnayer la mort d’un proche, mais incapable de punir les coupables. Le portrait de cette femme qui perd la mémoire et préfère se réfugier dans le monde de la poésie plutôt que d’affronter la décevante et terrible réalité est très touchant. Lee Chang-Dong propose un film très épuré et très beau, qui aurait mérité le prix de la mise en scène plutôt que le prix du scénario à Cannes. Touchant.