Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma

Changement de cadre et d’époque pour Céline Sciamma, qui réalise avec Portrait de la jeune fille en feu son premier film en costumes, mais ce changement est moins significatif qu’on pourrait le croire. La forme change, pas le fond et le quatrième long-métrage de la réalisatrice est toujours aussi férocement féministe. En racontant l’amour interdit d’une jeune noble bretonne avec la peintre qui doit réaliser un portrait envoyé à son futur mari qu’elle n’a jamais connu, Céline Sciamma met la lumière sur les oubliées du XVIIIe qui sont toujours autant d’actualité aujourd’hui. Un film essentiel parce qu’il redonne leur place aux femmes et une histoire d’amour touchante magnifiée par les splendides paysages de la côte bretonne : Portrait de la jeune fille en feu est un coup de cœur.

Céline Sciamma a quasiment éliminé deux éléments majeurs de ce qui aurait pu n’être qu’une énième comédie romantique sans saveur de plus : les hommes et la musique. Il n’y a presque aucune présence masculine pendant les deux heures que dure Portrait de la jeune fille en feu et leur présence est à chaque fois totalement anecdotique ou même négative. L’une des toutes premières séquences donne l’ambiance générale : Marianne arrive sur une île bretonne isolée sur une petite embarcation. Quand son chargement tombe à l’eau, aucun homme ne réagit, elle saute la tête la première et récupère le coffre qu’elle a amené avec elle. Et une fois arrivée sur le rivage, ils l’abandonnent avec comme instruction de monter la falaise. Dès lors, le long-métrage fonctionne quasiment comme un huis-clos, on reste sur l’île et dans ce grand manoir sombre et humide, uniquement entre femmes. Les hommes reviendront dans la toute dernière partie, presque dans le décor, mais la réalisatrice a choisi de les effacer pour se concentrer sur celles que l’on a un petit peu trop tendance à oublier. D’ailleurs, l’idée du film est venue quand Céline Sciamma a découvert que de nombreuses femmes ont peint dans cette fin du XVIIIe siècle, mais que l’histoire les a toutes oubliées, ou pas loin. Il faut dire qu’une femme ne pouvait pas peindre d’hommes, surtout pas nus, alors que c’est le sujet de prédilection de la majorité des « grandes œuvres » d’alors. Elles devaient le faire en cachette, ou alors sous un nom d’emprunt, masculin évidemment. Si Marianne est convoquée, c’est uniquement parce que la mère de Héloïse avait demandé à un homme de faire son portrait, mais que la jeune fille a refusé de poser. Elle espère ruser avec une femme, sous prétexte de l’accompagner pour ses sorties quotidiennes, mais sans cela, il n’aurait même pas été question qu’elle intervienne. À cet égard, Portrait d’une jeune fille en feu est nettement plus politique et revendicatif qu’on pouvait le penser initialement et cette œuvre s’inscrit parfaitement dans la filmographie de sa créatrice. Éliminer les hommes permet au scénario de se concentrer uniquement sur un trio de jeunes femmes, qui n’ont manifestement jamais été aussi heureuses que lorsqu’elles partagent ces quelques jours seules, faisant fi des conventions sociales de leur temps.

L’autre choix radical est de supprimer presque intégralement la musique. L’accompagnement sonore qui est trop souvent associé aux images pour souligner une émotion a disparu totalement, mais il y a malgré tout deux ou trois séquences où les personnages écoutent de la musique. Sa rareté permet d’abord d’intensifier son effet : quand elle survient au milieu d’un long-métrage complètement au naturel, elle prend une force incomparable. C’est flagrant dans la toute dernière image de Portrait de la jeune fille en feu, qui se concentre sur le visage et les multiples émotions de Héloïse alors qu’elle écoute Vivaldi. Le reste du temps, on se passe très bien de musique et Céline Sciamma prouve brillamment que les nappes de violon régulièrement associées à ce genre d’histoires sont le plus souvent superflues. À la place, le vent breton, les vagues qui se cassent sur les falaises ou simplement le craquement du feu de bois dans la cheminée suffisent amplement à créer une ambiance et à apporter corps et structure. La réalisatrice n’essaie pas de filmer au naturel, comme si elle tournait un documentaire, la mise en scène et la photographie tirent au contraire vers une expressivité marquée et qui tire du côté de Barry Lyndon pour le choix d’éclairer les scènes à la bougie1. Mais faute de pouvoir reposer sur une bande-originale pour exprimer des sentiments, le projet n’a plus que ses actrices sur qui compter. Bonne nouvelle, Adèle Haenel dans le rôle de Héloïse est évidemment remarquable et parfaitement dans son personnage, mais c’est aussi le cas de Noémie Merlant, qui a le rôle principal de la peintre. Les deux jeunes femmes réussissent à apporter toute la crédibilité nécessaire à l’histoire d’amour entre leur deux personnages, sans jamais trop en faire. On voit leur amour éclore petit à petit et une passion, aussi intense qu’interdite et condamnée, éclater entre elles. C’est une très belle histoire d’amour qui touche à l’universel, tout en étant évidemment bien trop rare dans le cinéma contemporain.

Comment ne pas s’enthousiasmer pour ce Portrait de la jeune fille en feu ? L’intensité de l’histoire d’amour racontée par Céline Sciamma, la perfection du duo d’actrices, le beauté des images ou encore la justesse du message féministe… c’est un carton-plein. Une belle réussite qui démontre bien, s’il le fallait encore, tout le talent de la réalisatrice, quel que soit le genre ou même l’époque. Vivement la suite !


  1. La photographie mérite d’être saluée, Céline Sciamma opte judicieusement pour une image très picturale, avec plusieurs séquences magnifiques sur les falaises de Quiberon. La couleur naturelle de ce superbe coin de la Bretagne accompagne à merveille les séquences tournées en intérieur, éclairées parfois de quelques bougies seulement.