Après quatre immenses succès tant critiques que publics, Alfred Hitchcock ne se repose pas sur ses lauriers et il change même complètement de genre. En apparence, Pas de printemps pour Marnie pourrait ressembler à tous ses autres films à suspense, avec une enquête à suivre autour d’un personnage de voleuse. Néanmoins, cette piste se termine vite en impasse et le quarante-neuvième long-métrage du réalisateur se tourne vers tout autre chose, vers un thriller psychanalytique qui a probablement surpris ses contemporains. D’ailleurs, le long-métrage a été beaucoup critiqué à sa sortie et il n’a pas eu le même succès que Les Oiseaux et ses prédécesseurs. Est-ce pour autant un mauvais film ? Pas du tout, c’est même une œuvre fascinante, nettement distincte de ce que Alfred Hitchcock proposait jusque-là et qui men mérite pas sa mauvaise réputation.
La toute première image de Pas de printemps pour Marnie est un sac à main jaune, porté par une femme filmée de dos qui avance sur le quai vide d’une gare. Il n’y a aucune explication et Alfred Hitchcock enchaîne avec une autre scène, cette fois dans une entreprise où le patron explique à deux policiers qu’on lui a volé une belle somme d’argent et qu’il suspecte une ancienne employée qui vient de se faire la malle. Le scénario n’a pas besoin de lier ces deux plans pour comprendre que la femme en question est celle qui était filmée de dos, et que l’argent est dans le sac à main. La séquence suivante déroule ce que l’on imagine être le processus habituel de cette voleuse : elle entre dans une pièce d’hôtel avec des dizaines de cartons, des nouveaux vêtements qu’elle place dans une nouvelle valise avant de se débarrasser de l’ancienne dans le casier d’une gare. Puis changeant son identité et sa couleur de cheveux, elle se rend dans un autre hôtel, puis dans un haras où elle monte son cheval, avant de rendre visite à sa mère, cette fois sous son vrai nom, Marnie. Cette introduction est assez brillante par son économie de moyens, elle décrit un processus bien rodé, que l’on imagine répété de nombreuses fois auparavant. Elle pose aussi pour la première fois les problèmes psychologiques du personnage principal, la phobie du rouge qui se manifeste avec le bouquet chez sa mère et ses nuits difficiles, probablement hantées. Mais Alfred Hitchcock ne s’arrête pas encore sur ce point, il préfère à ce stade faire avancer son intrigue et lancer ce qui ressemble à une intrigue à suspense. Après avoir réussi son coup, Marnie emménage dans une autre ville et se fait embaucher dans une autre entreprise sous son faux nom, pour la voler encore une fois. Pas de chance, elle se fait embaucher sans le savoir par un homme qui l’avait repéré dans la précédente entreprise et qui se met en tête de la démasquer. L’héroïne de Pas de printemps pour Marnie va-t-elle se faire avoir ? Le suspense monte pendant la première moitié du film, mais comme souvent avec le cinéaste, il est dégonflé trop vite, quand Mark, son patron, parvient à la prendre sur le fait. C’était une fausse piste et le véritable enjeu du long-métrage n’est pas tant la kleptomanie de son personnage principal, que sa psychanalyse.
Mark laisse à Marnie deux choix : soit il la dénonce à la police, soit elle accepte de l’épouser. La jeune femme préfère cette alternative, ils se marient de manière précipitée et partent en croisière en guise de voyage de noces. C’est dans le bateau que le spectateur découvre, en même temps que le mari, la gravité des troubles de Marnie. Un traumatisme de l’enfance la prive complètement de tout rapport intime avec les hommes, elle n’accepte même pas de se laisser toucher par un homme. Elle a aussi une peur maladive de la couleur rouge et fait des cauchemars horribles toutes les nuits, où elle évoque sa mère. La véritable enquête du film, car il y en a bien une, se dévoile alors. Il ne s’agit pas de savoir si Marnie va s’en tirer avec ses vols sans aller en prison, cette partie est évacuée rapidement comme nous le disions précédemment. Il s’agit plutôt de comprendre ce traumatisme de l’enfance qui a été enfouit par l’inconscient et dont la jeune femme n’a plus aucun souvenir. À défaut d’un psychanalyste, c’est le mari qui, tombant vraiment amoureux de celle qu’il voulait simplement piéger, essaie de comprendre ce qui lui arrive et de l’aider. Pas de printemps pour Marnie est explicitement psychanalytique, d’ailleurs Marnie évoque le nom de Freud dans une scène où elle se moque des efforts de son époux. C’est une analyse qui est menée dans toute la deuxième partie du long-métrage, et même si elle n’a pas la rigueur scientifique exigée par un vrai cas similaire, Alfred Hitchcock s’est suffisamment renseigné pour en offrir une lecture bien plus crédible que l’on pourrait le croire. Certes, l’écran qui passe au rouge pour signaler la phobie n’est pas un effet très subtil, tout comme le cheval en guise de représentant du père est peut-être un petit peu grossier.. En revanche, les décors dessinés en arrière-plan qui manquent de réalisme, ainsi que cette séquence de chasse où l’héroïne, mal incrustée, paraît flotter au dessus de la scène, ne sont pas forcément des erreurs du réalisateur. On peut aussi y voir une astuce de mise en scène particulièrement bien trouvée pour signifier l’isolement du personnage et sa difficile adaptation à la réalité. Quoi qu’il en soit, il faut saluer le travail de Tippi Hedren, parfaite dans ce rôle à mi-chemin entre la séduction et la terreur issue de l’enfance, elle est très crédible et la réussite du projet lui doit beaucoup.
Pas de printemps pour Marnie a été un tournage particulièrement éprouvant pour l’actrice principale, ce qui a certainement contribué à sa bonne performance, paradoxalement. On sait qu’Alfred Hitchcock était tombé sous le charme de cette jeune actrice, découverte avec Les Oiseaux et ses approches ont été de plus en plus lourdes et explicites. Tippi Hedren l’a repoussé violemment et le tournage s’est terminé avec l’ambiance que l’on peut imaginer. Quelle ironie dans ce film qui montre une scène de viol de façon explicite que possible pour 1964… et un rappel que le personnage interprété par Sean Connery représente Alfred Hitchcock lui-même. Pour cette raison aussi, Pas de printemps pour Marnie reste une œuvre à part dans la carrière du cinéaste, alors au sommet de sa gloire. C’est aussi un film psychanalytique très classique, mais parfaitement mené, à (re)découvrir.