Juin 2002, je suis en seconde section européenne et dans le cadre d’un échange scolaire, je pars un mois en Allemagne dans une famille d’accueil. En ces temps reculés où l’idée de streamer de la musique avec un appareil qui tient dans sa poche relève encore de la science-fiction, je suis parti avec dans mes affaires une poignée de CD que j’affectionnais à l’époque. Je ne me rappelle plus de la liste exacte, mais je me rappelle très bien que j’en avais pris trop peu. Cinq, dix, je ne sais plus. Ce que je sais en revanche, c’est que j’ai débarqué dans une famille qui, à ma grande surprise, n’écoutait jamais de musique et qui n’avait aucun CD à me prêter pour le séjour. Ayant grandi dans une famille où chaque chambre rivalisait avec les autres pour imposer sa musique, c’était un choc.
Ces albums que j’avais pris avec moi ont donc tourné en boucle pendant un mois, à tel point que je les connaissais par cœur, des paroles à la dernière ligne de basse. C’est certainement la seule fois que j’ai vécu une telle expérience et ces quelques albums écoutés en boucle sont restés gravés en mémoire. Ce n’est pas seulement que j’ai beaucoup écouté quelques morceaux, ce ne sont pas les seuls qui ont tourné en boucle à un moment donné, mais c’est surtout que je les écoutés sur une période très courte et dans un contexte précis qui est resté gravé, lui aussi, associé pour jamais à la musique. C’était un accident, je n’ai jamais cherché à obtenir ce résultat, mais l’effet est le même.
Impossible de me souvenir du prénom de mon correspondant, de la ville près de Berlin où j’habitais, du nom du lycée où j’allais suivre des cours ou bien des personnes qui m’ont accompagné pendant le voyage. De même, je serais bien incapable de lister tous les albums que j’avais pris avec moi pendant ce voyage, même si je sais que 13 de Blur en faisait partie. En revanche, il suffit que j’écoute, parfois par hasard, l’un de ces albums, pour me retrouver instantanément dans cette chambre située au premier étage d’un pavillon de la banlieue berlinoise. Je vois parfaitement la pièce, le siège où je m’asseyais pour écouter la musique tout en lisant la saga Hyperion (ou la suite, Endymion, c’est flou) de Dan Simmons que j’avais emportée avec moi1. Tous ces souvenirs surgissent brutalement, autant le cadre que le roman et il suffit pour cela d’un début de mélodie.
L’importance de la musique dans la mémoire est un phénomène connu, mais qui continue de me sidérer. Cet article est né lorsque j’ai lancé dans iTunes Regeneration, un album de The Divine Comedy que je n’avais pas écouté depuis des années et que j’avais, pensais-je, totalement oublié. Dès les premières notes de musique de « Timestretched », le premier morceau de l’album, je me suis retrouvé près de seize ans en arrière, avec un souvenir aussi net que si j’avais vécu le moment la veille. Il y a des centaines, des milliers probablement, de morceaux et d’albums que je jugerais ne pas connaître face à une liste de noms, mais qui reviendraient immédiatement en mémoire en les écoutant.
À l’époque, je me rappelle que je n’avais pas vraiment apprécié ce séjour allemand. Mon correspondant était sympa, mais nous n’avions rien en commun et j’ai passé le plus clair de mon temps seul, dans cette chambre, à lire de la science-fiction et à écouter ces albums en boucle. C’est probablement pour cette raison qu’au fil des années, le souvenir de mon été berlinois s’est embelli et il me laisse aujourd’hui un sourire aux lèvres.
Photo de couverture : Bruno Buontempo (CC BY-NC-ND 2.0)
- L’idée d’emporter avec moi un ordinateur portable ne relevait pas de la science-fiction en soi, mais pour le jeune de quinze ans fauché que j’étais alors, c’était tout comme. ↩