« Inspiré d’une histoire vraie » : cette mention a souvent de quoi faire peur le cinéphile, et pour cause. Au nom du réalisme historique, les cinéastes oublient souvent de faire du cinéma et le résultat dépasse rarement la médiocrité. Les révoltés de l’île du Diable fait en quelque sorte office de contre-exemple : ce film de prison est très classique en apparence, mais Marius Holst a su exploiter cette histoire banale pour dépasser son cadre historique. Un très beau film, dur et puissant.
Située dans le Fjörd d’Oslo, l’île de Bastøy abrite aujourd’hui la « première prison écologique du monde », une prison où il fait apparemment bon vivre, entre pèche et équitation, une prison aussi qui dispose de son propre site Internet, avec des photos qui feraient presque penser à un village de vacances pour amateurs de tourisme vert. Au début du XXe siècle, l’ambiance était tout autre : la prison servait alors de centre de détention pour mineurs avec comme unique objectif d’en faire de bons chrétiens, comme le rappelle à chaque nouvel arrivant son directeur. Tous les moyens sont bons pour atteindre ce but : travaux forcés, maltraitances et punitions à la limite de la torture, le tout accompagné d’un discours qui empêché volontairement à ces jeunes hommes d’envisager tout avenir. Le centre ne connaît aucune évasion réussie, les jeunes sont toujours récupérés, même sur le continent, et leur retour est encore pire. Les révoltés de l’île du Diable suit le parcours d’Erling, un jeune pêcheur qui arrive à Bastøy à cause d’un meurtre. Le garçon œuvrait sur un baleinier en tant que harponneur et il est déjà endurci, tant par sa musculature que par son tempérament, quand il arrive sur l’île. Son seul et unique objectif est alors de s’évader par tous les moyens imaginables, mais les choses ne sont pas aussi simples dans cet établissement surveillé de près par des hommes sadiques et violents…
Comme tous les films de prison, Les révoltés de l’île du Diable suit quelques passages obligés. Marius Holst suit dès le départ son personnage principal, Erling, alors qu’il arrive sur l’île. Il est accompagné d’un garçon encore plus jeune et c’est la rudesse du lieu qui frappe dès son arrivée. Ce n’est pas encore l’hiver, mais le froid est déjà là et la végétation n’est pas luxuriante. L’entrée à la prison suit la même procédure humiliante : il faut vider ses poches de toutes ses affaires personnelles, enlever ses vêtements et, humiliation supplémentaire, sortir nu pour rejoindre son baraquement devant tous les autres détenus rassemblés dans la cour de la prison. La suite est l’ordre habituel des prisons : des rapports de force s’établissent, il faut faire sa place ou être écrasé tout en essayant d’éviter les coups et remontrances du surveillant. Ce dernier est un être sadique qui n’hésite pas à punir ses prisonniers, par exemple en demandant à l’un d’entre eux de déplacer un tas de cailloux sous la neige, avant de remettre le tas à sa place. Les révoltés de l’île du Diable démontre bien le travail de décontraction de l’identité de ces jeunes enfermés souvent pour de menus larcins. L’élément le plus fort est bien sûr la privation de leur nom : une fois à Bastøy, ils ne deviennent plus que des codes. Erling est ainsi C19, car il est le dix neuvième à entrer au baraquement C. Son nom est effacé et avec lui, son histoire : le directeur de la prison ne veut entendre ni du passé, ni du futur. Comme il prend un malin plaisir à l’expliquer au nouvel entrant, seul le présent compte dans l’établissement et le présent, ce sont des travaux souvent difficiles, des punitions et des humiliations au quotidien.
Les révoltés de l’île du Diable ne surprendra pas tous ceux qui ont déjà vu quelques films de prison, c’est un fait. Reste que le film sait aussi surprendre constamment et Marius Holst parvient à composer un long-métrage plus original qu’il n’y paraissait au premier abord. La surprise vient d’abord du scénario : le titre choisi pour la distribution en France dévoile bizarrement la fin du film (alors que l’original, qui signifie « Le roi de Bastøy », aurait tout aussi bien convenu), le spectateur sait ainsi qu’il peut s’attendre à une révolte de la part des prisonniers. Le scénario sait toutefois adroitement jouer de nos attentes et il nous fait attendre à plusieurs reprises une fin… qui ne vient finalement pas. C’est malin et Les révoltés de l’île du Diable gagne des points en évitant l’ennui d’une histoire sur les rails, même s’il ne faut pas non plus s’attendre à un récit radicalement novateur. Les personnages sont toutefois plus complexes qu’ils n’en ont l’air : dès le départ, Marius Holst oppose Erling à Olav « C5 », un jeune présent sur l’île depuis six ans et qui s’apprête à la quitter pour services rendus au directeur. Tout oppose ces deux jeunes et le nouveau venu se moque rapidement de celui qu’il considère comme un vendu. Très vite pourtant, une relation d’amitié très forte se développe entre les deux adolescents et les personnalités évoluent naturellement. Le personnage du directeur est également intéressant, à la fois dur et cassant, mais qui a également des doutes et peut-être même des regrets sur les traitements infligés aux garçons, même si le cinéaste ne permet pas d’aller jusque-là. Quoi qu’il en soit, Les révoltés de l’île du Diable a le bon sens d’échapper à la véracité de son histoire pour former peu à peu un récit universel sur les rapports de force et sur l’oppression. Le fait que les personnages se réduisent à des numéros ou des titres renforce incontestablement ce côté universel du récit qui devient une sorte d’analyse des conditions d’enfermement inhumaines et de leurs effets. Le huis clos — on ne quitte jamais l’île — renforce encore l’effet, si bien que le film finit par être beaucoup plus intéressant que le simple témoignage historique.
Marius Holst est inconnu hors des frontières norvégiennes, mais le cinéaste n’en est pas à son premier film quand il s’attaque à celui-ci. Les révoltés de l’île du Diable bénéficie d’un traitement assez classique, mais très soigné et il offre à ses spectateurs quelques plans vraiment magnifiques dans la blancheur norvégienne. Cela saute aux yeux dès les premières images, la photographie est volontairement froide, de manière presque exagérée d’ailleurs, à coup de filtres bleus. Cet effet ne met que mieux en valeur le retour à la couleur à la fin, quand la révolte annoncée par le titre arrive enfin. Le long-métrage n’est pas très gai, on s’en doute, mais le scénario évite tout misérabilisme et Marius Holst ne cherche pas à faire pleurer à tout prix ses spectateurs, même si la bande originale tire un peu trop sur le violon parfois ; on apprécie beaucoup plus les incursions de Sigur Rós, leur musique toujours aussi belle et aérienne fait alors des merveilles. Il convient aussi de saluer la construction du long-métrage qui commence doucement et tend lentement, mais sûrement, vers le climax de la fin. On retrouve ici la construction des morceaux du groupe islandais et Les révoltés de l’île du Diable est un film assez prenant qui doit aussi beaucoup à ses acteurs. Les jeunes prisonniers ne sont pas des acteurs professionnels et cela se voit : leur jeu est intense et sincère. Benjamin Helstad et Trond Nilssen sont parfaitement justes, tandis que Stellan Skarsgard en impose, comme toujours, en tant que directeur.
Certains films sont trompeurs. C’est souvent une critique, mais pas dans le cas de celui-ci : Les révoltés de l’île du Diable est un film de prison très conventionnel en apparence, mais plus subtil qu’escompté. Marius Holst a construit son récit à partir d’une histoire vraie, mais il n’en oublie pas pour autant de faire un vrai film, fort et glacial. Les révoltés de l’île du Diable mérite tout à fait d’être vu, ne serait-ce que pour ses plans magnifiques dans l’hiver norvégien…