Yves Saint-Laurent, créateur de mode classé parmi les plus importants du XXe siècle, fascine les cinéastes. Après Yves Saint-Laurent, un biopic signé Jalil Lespert sorti en début d’année, voici Saint Laurent, un autre biopic réalisé cette fois par Bertrand Bonello. En apparence, rien ne sépare les deux projets, si ce n’est un casting différent — ici, c’est un Gaspard Ulliel épatant qui interprète le couturier —, et l’approbation de Pierre Bergé (Jérémie Renier dans ce film), compagnon et mémoire du sujet de ces deux films, qui n’est allée qu’au premier projet. Pourtant, ce nouveau long-métrage n’est pas un biopic classique et Saint Laurent n’appartient quasiment pas à ce genre à la mode, du moins sur le papier. Loin de s’embarrasser avec une chronologie précise et minutieuse, le réalisateur préfère inventer des scènes pour raconter un personnage qui n’est peut-être pas exactement l’homme historique, mais qui est « son » Yves Saint-Laurent. Autant dire que ce deuxième film était plus intriguant, et le résultat est intéressant, mais pas totalement abouti. Plus proche du biopic que Bertrand Bonnelo ne veut bien le reconnaître, son dernier film est à la fois trop peu documenté et trop désincarné.
Saint Laurent n’entend pas raconter la vie riche d’Yves Saint-Laurent, mais le film se concentre sur quelques années, celles qui consacrent le créateur en même temps que son empire sur la mode et sur la haute-couture, mais aussi les premiers pas d’« YSL » sur des sacs, des produits cosmétiques et du prêt-à-porter. De la fin des années 1960 à la deuxième moitié des années 1970, c’est aussi l’époque où le génie est avalé par ses démons. Drogue, alcool, sexe : Bertrand Bonello a pris le parti de représenter l’homme sans voile pudique, ce qu’une scène de nu frontal qui ne masque absolument rien représente bien. le projet est séduisant, bien plus que la biographie officielle et autorisée, que l’on imagine nécessairement aseptisée pour ne pas froisser l’ancien partenaire, en affaires et en amours. Car ce qui intéresse Saint Laurent, comme ce qui intéressait déjà Yves Saint-Laurent, c’est bien la relation complexe entre le grand couturier et Pierre Bergé. Les deux hommes se rencontrent à la fin des années 1950, mais leur rencontre n’intéresse pas Bertrand Bonello qui prend le pari de ne jamais la montrer, même pas l’évoquer. Dès les premières scènes de son film, les deux hommes vivent et travaillent ensemble, Yves à créer ses habits pour femmes, Pierre à gérer Yves Saint-Laurent, l’entreprise qu’il a fondée avec son compagnon au début des années 1960. De l’enfance d’Yves, on ne sait rien, ou presque : même s’il ménage quelques flashbacks ici ou là, Saint Laurent reste essentiellement concentré sur les années 1960 et 1970 et sur les créations d’Yves Saint-Laurent dans ces années-là. Même si le réalisateur n’a pas eu accès aux vraies robes et autres habits créés à l’époque, contrairement à Jalil Lespert, il se permet naturellement de les reconstituer et les amateurs de mode en auront plein les yeux. Le film recrée plusieurs défilés, d’abord de taille modestes directement dans les locaux de la jeune entreprise, puis en grande taille, à l’image d’un défilé somptueux organisé en 1976, le dernier montré par le long-métrage.
Bertrand Bonello ne veut pas raconter toute l’histoire d’Yves Saint-Laurent, mais le couturier reste le sujet de son film et Saint Laurent le montre à de nombreuses reprises au travail. Inutile d’espérer mieux connaître le processus de création : le long-métrage rejette toute forme de didactisme et n’apprendra rien à ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ne connaissent rien à la mode, et encore moins à son histoire. C’est un choix assumé, naturellement, mais il est parfois un peu frustrant de n’avoir vraiment aucune information et de se contenter de voir les dates défiler à l’écran. Le cinéaste n’a pas voulu faire un documentaire et il s’intéresse à l’homme et à ses relations. Mais bizarrement, sa relation avec Pierre Bergé n’est jamais vraiment traitée : on ne sait pas comment les deux se sont rencontrés, soit. En revanche, Saint Laurent ne parvient jamais à nous faire sentir leur amour, si ce n’est lors d’une scène de complicité, mais on n’a presque jamais l’impression de voir un couple. Le film dure 2h30 et pourtant, il évite toujours une question qui est pourtant la plus passionnante de toute : pourquoi est-ce que Yves Saint-Laurent reste avec Pierre Bergé ? Ce dernier exploite le couturier pour faire avancer une entreprise qui semble le désintéresser totalement, et ce, très tôt. On sent qu’il n’y a qu’un homme d’affaires dans le couple et l’artiste est probablement satisfait de cet arrangement et de l’argent qui coule à flot, mais on aurait souhaité que Bertrand Bonello s’attaque de front à ces questions. D’autant plus que Saint Laurent n’évite absolument pas le côté noir de son personnage et le film nous montre la rencontre entre le créateur et Jacques de Bascher, muse de Karl Lagerfeld et grand nom du Paris gay de l’époque. Entre Yves et Jacques, on sent l’attirance sexuelle et on sent l’amour qui est destructeur et empêche la maison Yves Saint-Laurent de prospérer. Quand Pierre intervient pour mettre un terme à cette relation, est-ce par amour ou par sens des affaires ? Voilà une question que le film évite, et qui aurait pourtant été passionnante.
Ce film ne veut pas être un biopic banal, et c’est tout à son honneur. Pourtant, Bertrand Bonelli passe peut-être à côté d’un excellent film en choisissant d’évacuer tout didactisme, sans se concentrer plus sur l’homme. Paradoxalement, son Saint Laurent ne manque pas de chair — les hommes et les femmes nues défilent —, mais il manque de chaleur humaine. On aurait adoré plonger au cœur de la relation entre Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, on aurait voulu creuser la personnalité du couturier, on aurait aimé entrer dans sa tête pendant la création. À la place, on a un film étonnamment froid et dont on se sent un peu exclu si l’on ne connaît pas par cœur l’histoire de la mode des années 1970. C’est dommage, car on voit poindre, ici où là, le grand film. À cet égard, la présentation de la collection 1977 offre les meilleures scènes de Saint Laurent. On découvre un créateur à bout de souffle et d’idées, qui trouve brutalement l’inspiration au Maroc et crée une collection magnifique, toute en couleur, qui fera un triomphe lors du défilé. Le génie est toujours là, mais l’homme a disparu : l’entreprise fondée sur son nom n’a plus besoin de lui et le couturier qui mettait la main à la pâte au début du film n’a rien fait d’autre que peindre des robes. Cette scène est d’une puissance folle et on aurait aimé que Bertrand Bonello conserve ce niveau, plutôt que de changer d’acteur pour présenter un Yves Saint-Laurent sur le point de mourir qui peine à convaincre. Saint Laurent n’est pas un mauvais biopic, mais ce n’est pas non plus l’excellent film que l’on espérait…