Quand Lana et Lilly Wachowski font une série télévisée, on peut s’attendre à un résultat étonnant. De fait, leur premier passage à la télévision ne déçoit pas : Sense8 est un projet assez fou, plus ambitieux que tout ce que l’on connaissait jusque-là. En une seule saison, les deux sœurs aidées de J. Michael Straczynski — connu notamment pour avoir créé Babylon 5 — ont posé les bases d’une série époustouflante par son ampleur. Huit personnes dans le monde qui ne se connaissent pas se retrouvent un jour connectées mentalement, comme si elles ne formaient plus qu’un seul esprit. Une idée originale, pour un résultat un peu fou : Sense8 repousse les limites avec un scénario qui combine des histoires parallèles, tout en imposant un plaidoyer implacable en faveur de la tolérance et de la différence. Difficile de savoir si ce sera une grande série, mais cette première saison est à ne rater sous aucun prétexte.
L’idée de Sense8 semble très simple, résumée par écrit. Huit personnes éparpillées dans le monde sont connectées un jour par un lien psychique. Chacun sait ce que les autres pensent, mais la liaison imaginée par les Wachowski va plus loin. Chacun des huit peut apparaître auprès de n’importe quel autre, et même le remplacer un bref instant. Entre ces huit personnes, une forme de conscience globale est ainsi formée. Tout amateur de science-fiction s’y retrouvera rapidement et comprendra de quoi il retourne, mais la force de cette série, c’est qu’elle montre bien que cette idée, poussée au bout, a des conséquences importantes et surtout imprévisibles. Dans un premier temps, Sense8 nous présente d’abord son dispositif, tout en le présentant à ses personnages, puisque particularité supplémentaire, ils n’ont pas conscience d’être « sensate1 », c’est-à-dire qu’elles sont connectées entre elles. En toute logique, chaque personnage pense d’abord être fou et il faut du temps pour qu’ils comprennent ce que nous savons déjà. Dès les premiers épisodes, les Wachowski et J. Michael Straczynski surprennent en entremêlant huit histoires avec une virtuosité qui force le respect. En fait, ce n’est pas tout à fait une surprise, car les sœurs ont déjà prouvé qu’ils savaient mêler les histoires avec Cloud Atlas. Mais en comparaison, ce long-métrage semble avoir nécessité beaucoup moins de travail qu’ici. Et on peut comprendre, même si on le regrette, que tous les acteurs parlent anglais, d’où qu’ils viennent2.
Will est policier à Chicago, Capheus est chauffeur de bus à Nairobi, Riley est DJ à Londres, Lito est acteur à Mexico, Sun est femme d’affaires à Seoul, Wolfgang est voleur à Berlin, Nomi est blogueuse et activiste à San Francisco et Kala est pharmacienne à Mumbai. Huit vies qui n’ont rien en commun, du moins pas en apparence : voilà le sujet difficile de Sense8. Ses concepteurs auraient pu choisir la facilité en accordant un épisode à chaque personnage, mais ce serait mal connaître le duo Wachowski de croire qu’ils opteraient pour une solution aussi simple. À la place, chaque épisode évoque les huit personnages, tout en se déroulant dans les huit parties du monde à la fois. Et la série produite par Netflix ne triche pas : les tournages ont bien été effectuées dans tous ces pays, il ne s’agit pas simplement de décors qui « font exotiques ». Comme si cela ne suffisait, Sense8 se complique la tâche en composant des scènes éclatées sur le plan géographique. Un plan peut commencer à Seoul et se terminer à Nairobi, une scène peut se dérouler en même temps à Berlin et à Mumbai : les Wachowski et J. Michael Straczynski expérimentent toutes les combinaisons. Plus fort encore, certains acteurs agissent en même temps à deux endroits, et le tournage peut montrer un geste qui commence dans un pays pour se terminer dans un autre. Quand on y pense, il y a de quoi avoir le vertige : Sense8 rassemble huit personnages qui n’ont rien en commun à la base, dans huit lieux de tournage totalement différents, mais avec des scènes qui doivent passer de l’un à l’autre en permanence. C’est un véritable puzzle, un travail titanesque pour constituer une œuvre cohérente et sur ce plan, la réussite est totale.
Regarder Sense8, c’est d’abord éprouver une forme de liberté totale que l’on retrouve rarement, que ce soit à la télévision ou au cinéma. Avec leur dispositif ambitieux, les Wachowski et J. Michael Straczynski ont en fait généré une structure qui leur offre des possibilités quasiment infinies. Leurs huit personnages se croisent souvent à deux, parfois à plus que cela, ils interagissent pour échanger leurs connaissances et parfois, ils échangent leur position pour aider un autre en difficulté. On pense parfois aux superhéros : si Capheus est en difficulté à Nairobi, Sun peut venir l’aider avec ses capacités de combat très évoluées. À l’inverse, quand Nomi, qui ne sait pas conduire, a besoin de s’enfuir, c’est le chauffeur de bus africain qui vient la remplacer. Le policier américain Will ou le malfrat allemand Wolfgang sont souvent utilisés en fonction des besoins des uns et des autres, tandis que les talents d’acteur de Lito sont souvent utiles pour tromper un tiers. On comprend le principe et Sense8 multiplie ainsi les expérimentations, sans se soucier du raisonnable. Cette liberté est en fait plus essentielle qu’on ne pourrait le croire à la série, qui se transforme en plaidoyer en faveur de la différence. Nomi est une transsexuelle qui vit avec une femme, Lito vit avec un homme : la sexualité ne se résume jamais à l’hétérosexualité simple avec Lana et Lilly Wachowski, mais c’est peut-être la première fois qu’ils font face au sujet de manière aussi frontale. Et on sent que c’est un sujet qui leur tient à cœur : Sense8 se transforme en une sorte de manifeste en faveur de tous les genres et toutes les sexualités. Et c’est à l’occasion d’une scène magnifique où tous les personnages sont rassemblés dans une relation sexuelle à moitié réelle et virtuelle que l’on en prend le mieux conscience. Sur ce point, la réussite est totale et on avait rarement vu de projets aussi inclusifs. Ce n’est pas une série gay-friendly, tout le monde doit pouvoir s’y reconnaître.
Avec Sense8, les Wachowski reprennent à leur compte une idée que Brian Singer avec la saga X-Men. Comme ces superhéros mutants avant eux, les huit personnages de cette série se distinguent du reste de l’humanité et leur différence est une analogie d’une sexualité ou d’un genre différents de la norme. Ici aussi, cette différence est célébrée et il faut reconnaître que la série est réjouissante autant qu’elle est fun à suivre. Tous ces récits qui se croisent, ces échanges de personnages… Sense8 repose sur une intrigue divertissante et même si le grand méchant qui se dessine peu à peu n’est pas forcément le plus passionnant, la trame générale est suffisamment prenante pour donner envie de voir la suite à chaque fois. Au-delà, J. Michael Straczynski ainsi que Lana et Lilly Wachowski signent une œuvre libre et profonde, mais aussi très émouvante. La puissance émotionnelle devient en effet centrale à la fin de Sense8 et cette première saison donne vraiment envie d’en voir plus. Espérons que la série aura l’autorisation de continuer, d’autant que ses auteurs ont déjà écrit la trame de quatre saisons supplémentaires. Réjouissant !
Sense8, saison 2
(7 mai 2017)
Netflix a pris son temps pour renouveler la série, mais fort heureusement, la première saison passionnante de Sense8 ne sera pas la seule. On imagine que le plan original des sœurs pour créer quatre saisons est toujours en place, en attendant on retrouve nos huit héros connectés par la pensée le temps de onze épisodes supplémentaires, dont un premier qui dépasse les deux heures3. J. Michael Straczynski, Lana et Lilly Wachowski ont déjà prouvé qu’ils ne reculaient devant rien pour raconter ce qui est déjà l’une des histoires les plus ambitieuses jamais vues sur un écran. Après avoir découvert tous les personnages et surtout les liens qui les unissent, cette nouvelle saison permet à l’intrigue principale de se mettre en place et Sense8 s’oriente davantage vers le thriller plus classique sans pour autant perdre sa particularité. Les interactions entre les huit membres du cercle sont encore mieux exploitées, le ton s’enrichit avec une petite note d’humour qui ne fait pas de mal et c’est une excellente saison pour cette excellente série, rien de moins.
Les onze premiers épisodes étaient essentiellement concentrés sur la découverte du dispositif imaginé dans Sense8 et il faut dire qu’il y avait de quoi faire. Cette nouvelle saison permet de franchir un cap : les présentations faites, les Wachowski et J. Michael Straczynski déploient le cœur des enjeux et commencent à donner quelques informations sur la lutte entre les sensate et BPO, cette organisation secrète qui semble décidée de les éliminer tous. La série gagne ainsi naturellement en ampleur, on découvre qu’il y a bien d’autres cercles dans le monde et aussi que les liens entre les sensitifs et l’ennemi sont plus flous qu’on ne pouvait le croire. La part dédiée à l’action augmente un petit peu au fil des épisodes et la tension ne cesse de grimper jusqu’au final explosif et qui laisse les spectateurs en attente — espérons que la saison 3 suivra rapidement ! —, mais cela ne veut pas dire que les personnages sont oubliés pour autant. Bien au contraire, les problèmes des uns et des autres sont bien là, au cœur des enjeux, et en général, tout le monde met la main à la pâte pour les régler. Les huit membres du cercle se connaissent mieux, les relations amoureuses s’affirment en interne et les scénaristes creusent leur psychologie, ce qui est toujours essentiel dans une série. Sense8 maintient parfaitement son équilibre entre ce point de départ très original et une histoire plus convenue sur une base de thriller SF. On pourrait regretter que l’intrigue sous-jacente ne soit pas aussi innovante que le concept initial, mais les deux composantes s’accordent bien, le rythme très soutenu ménage quelques pauses plus dans l’émotion et l’ensemble est passionnant et très plaisant à la fois. Les créateurs de la série n’oublient pas de divertir, ils le font avec un ton différent et une attention toute particulière à la diversité. L’homophobie et la transphobie font leur entrée par la grande porte dans cette saison et on sent encore mieux avant que c’est le sujet qui tient à cœur Lana et Lilly Wachowski. Et elles portent ce sujet avec fierté et avec une force qui fait plaisir à voir : ne serait-ce que pour cette raison, la série est toujours aussi réjouissante et mérite d’être vue.
Sense8 confirme avec cette suite qu’elle est une excellente série et pas simplement une bonne idée. La connexion entre huit individus à travers la planète constitue un point de départ original et amusant, mais Lana et Lilly Wachowski ont bien prévu d’en faire quelque chose. Cette deuxième saison ne permet pas d’en savoir beaucoup plus sur BPO et les sensitifs, néanmoins elle montre qu’il y a plus à dénicher et que l’univers qui commence à se former pourrait tenir la distance. Parmi toutes les productions actuelles, Sense8 reste la plus ambitieuse, la plus réjouissante aussi. La saison 2 est trop courte et quand elle se termine, on n’a bien qu’une hâte : découvrir enfin la suite !
Sense8, épisode final
(10 juin 2018)
Comme The Get Down peu de temps avant elle, Sense8 fait partie des séries ambitieuses annulées prématurément par Netflix l’an dernier. Trop coûteuse à produire, pas assez populaire… le service avait ses arguments, mais les fans aussi et ils l’ont fait bruyamment entendre. C’était un arrêt d’autant plus surprenant que les Wachowski avaient prévu quatre saisons et que la deuxième s’arrêtait sur un énorme cliff-hanger qui appelait une suite. Netflix a finalement cédé, non pas sur le fond puisque Sense8 n’aura pas de nouvelle saison, mais en permettant à Lana Wachowski de réaliser un ultime épisode, un long-métrage pour clore la série toute entière. Cet épisode final dépasse les 2h30 et son ambition est à l’image de ce qui précède, assez dingue. Malheureusement, le résultat n’est pas vraiment à la hauteur des attentes : trop long, le film essaie de répondre à trop de questions à la fois et tend à pencher un peu trop souvent du côté de l’énième blockbuster sans âme. Dommage, on aurait préféré voir ce que la série avec davantage de temps aurait pu donner…
Le dernier épisode de la deuxième saison se concluait sur une énorme surprise : les huit sensate de la série capturait Whispers, celui qui essayait justement de les tuer tous, alors que Wolfgang était capturé par BPO. C’était forcément l’enjeu principal de la suite, et le long-métrage est largement consacré à ces enjeux. Comment récupérer Wolfgang et arrêter le BPO ? Le scénario imagine une issue en accéléré, via Paris et Naples, avec pour la première fois, un travail en commun des héros. Jusque-là, ils agissaient par projection mentale interposée, cette fois ils sont tous là… ou presque. Lana Wachowski, restée seule à la réalisation, mélange interactions réelles et distantes sans que l’on ne sache très bien les distinguer. L’effet est une narration parfois floue, ce qui est certainement volontaire, mais pas toujours bien maîtrisé. À plusieurs reprises, cela ressemble surtout à un moyen astucieux de masquer des erreurs de tournage, ou un manque de temps pour mener à bien le projet. Et puis au fond, on se fiche assez vite de l’intrigue de thriller, de la confrontation entre BPO et les sensate. Dans son dernier épisode, Sense8 oublie parfois son originalité, ou plutôt l’exploite simplement comme une excuse pour tourner des séquences qui peuvent être spectaculaires, certes, mais qui sont déjà vues mille fois ailleurs. Pour ne rien arranger, l’intrigue est totalement refermée, tous les personnages précédents sont convoqués pour les faire participer à cette conclusion sortie trop tôt. On voit bien qu’une saison entière aurait permis de laisser davantage de place aux personnages et aux rebondissements, mais ce n’était pas possible. À la place, l’intrigue avance très vite, trop probablement, on s’y perd un petit peu et on se désintéresse assez vite de ce qui se passe. Le plaisir de revoir les huit personnages principaux est intact et il est évident que c’est le principal moteur de ce long-métrage, à l’image de cette ultime séquence à la Tour Eiffel. Cette conclusion assez naturelle est bien trouvée et très mignonne, mais là encore, quelque peu gâchée par le manque de temps et l’envie manifeste de Lana Wachowski de délivrer son message. Au détriment de l’intrigue ou même de ce film de conclusion qui aurait gagné à être plus court, en essayant notamment de ne pas offrir de point final à toutes les intrigues et tous les personnages, sans exception.
« Pour nos fans » : le dernier épisode de Sense8 le revendique, il est au service des fans qui attendaient une conclusion en même temps qu’une chance de dire au revoir à ces personnages étonnants découverts trois ans auparavant. À cet égard, la mission est réussie, sans enlever toutefois un sentiment de gâchis. Lana Wachowski a essayé de bien faire et son message de tolérance en faveur de l’amour sous toutes ses formes à la toute fin est indispensable par les temps qui courent. Mais entre ce discours politique et la nécessité de conclure, Sense8 part dans tous les sens et passe un petit peu à côté de tout. Loin de l’élégance de la première saison, on tombe dans un long-métrage aux allures de pachyderme, très (trop) rapide, souvent banal et parfois confus. Ce n’est pas la conclusion que l’on espérait pour cette série si originale, mais en même temps, était-il possible de faire mieux ?
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- Ce nom explique le titre de la série : sensate sonne comme « sense height », qui donne Sense8. Un terme difficile à traduire en français par ailleurs, puisque la traduction la plus proche, « sensible », ne veut pas dire la même chose. ↩
- J. Michael Straczynski, l’un des trois créateurs de Sense8, a une explication pour ce choix quasiment exclusif de l’anglais. Elle est un petit peu tirée par les cheveux et me semble assez faible face à une explication logique : la réalisation devait être assez compliquée comme ça, sans ajouter la barrière de la langue quand les huit personnages ne sont pas entre eux. Et puis la série attirera probablement plus de monde ainsi. Reste que c’est un petit peu décevant pour cette série par ailleurs si ouverte aux cultures et aux genres. ↩
- Diffusé à la fin de l’année 2016, cet épisode fleuve est dans la grande tradition américaine des épisodes de Noël. Disons-le, ce n’est pas le plus réussi de la saison, il tombe un petit peu dans le mièvre et surtout il est bien trop long. ↩