Dans l’histoire des séries télévisées, Les Soprano occupe incontestablement une place à part. Six saisons, 86 épisodes pour raconter l’histoire d’une famille américaine qui serait tout à fait banale… si Tony, le père et le personnage principal, n’était pas à la tête d’une famille de la mafia du New Jersey. Avec cette série, David Chase nous plonge dans cet univers si souvent fantasmé, mais le scénariste qui pensait faire un film avant d’opter pour ce projet bien plus ample, avait une autre idée derrière la tête. Si Les Soprano est considérée aujourd’hui encore comme l’une des plus grandes séries télévisées jamais produites, si elle a eu un impact aussi important sur les séries qui ont suivi, c’est pour quelques intuitions géniales de la part de son créateur. D’une part, le traitement hyper-réaliste et souvent glauque tranche avec les films de gangsters qui pouvaient donner le sentiment d’une réalité améliorée. Mais surtout, la grande idée de David Chase, c’est de faire de son personnage principal un mafieux dépressif qui a du mal à gérer une enfance difficile et en particulier une mère castratrice. Les Soprano ne manque pas de scènes typiques des œuvres sur la mafia, mais c’est aussi une série sur la dépression. Un classique indépassable, que tout amateur de séries se doit d’avoir vu au moins une fois !
Comme son nom l’indique presque, Les Soprano suit la famille du même nom, une famille impliquée au plus haut niveau dans la mafia italo-américaine moderne. Tony Soprano, le père et chef de cette famille, est aussi le fils de l’ancien parrain de la mafia du New Jersey quand commence la série et on suit son ascension dans l’organisation criminelle. Officiellement, il est ainsi à la tête d’une entreprise de gestion des déchets, mais cette couverture lui rapporte un salaire et lui permet surtout de masquer toutes ses sources de revenus illégales. Drogue, putes, détournements de marchandise et autres petites arnaques : David Chase nous plonge dès les premiers épisodes dans un univers extrêmement cinématographique. Mais d’emblée, Les Soprano tranche par son réalisme extrême : loin de la vision portée par Le Parrain — d’ailleurs cité régulièrement par les personnages comme exemple à suivre — et beaucoup plus proche de celle apportée par Les Affranchis — qui a d’ailleurs inspiré le créateur de la série au point que le casting est largement identique1 — , le quotidien de Tony Soprano et de ses hommes de main n’est pas très rose. Déjà, parce que ces hommes un peu rustres sont loin de l’intelligence et de la finesse de Don Corleone : les personnages qui défilent dans la série sont tous plus ou moins stupides, ou en tout cas pas très cultivés. Tony est l’un des plus intelligents de la bande, ce qui lui vaut probablement sa montée rapide dans l’échelle sociale de la mafia, mais même lui a arrêté ses études très tôt et il a bien conscience de ses limites en la matière. C’est un homme d’action, un impulsif qui n’hésite pas à tuer s’il le faut, à frapper encore plus souvent et il est très souvent complexé par son infériorité intellectuelle face à d’autres personnages. Pour autant, Les Soprano ne juge pas négativement ces hommes, bien au contraire. Qu’ils soient au cœur de l’intrigue ou secondaires, tous les personnages trouvent leur place et David Chase n’en dresse pas un portrait aussi négatif qu’on pourrait le croire. Comme dans toutes les bonnes séries, on s’attache d’ailleurs très vite aux personnages et même si Tony est très souvent odieux, en plus d’être un homme dangereux, mais même lui est traité avec beaucoup de finesse. De manière plus générale, la série frappe par la finesse de son écriture et par la cohérence générale : loin des séries où chaque épisode doit être compris indépendamment, Les Soprano forme un tout, comme un immense film, ou plutôt une longue fresque familiale. C’est sans doute l’un des plus grands héritages de cette série, un héritage qui a fondé les bases du succès de HBO au passage : ce n’est pas parce que David Chase n’a pas écrit pour le cinéma que l’écriture est de moins bonne qualité, ou que l’ensemble souffre d’une mauvaise cohérence.
Une fresque familiale, c’est bien le mot, même s’il ne s’écoule que sept années entre le début et la fin du récit. Reste que Les Soprano raconte aussi l’histoire d’une famille et on se passionne non seulement pour Tony, mais aussi pour sa femme, Carmela, et ses deux enfants, Meadow et Anthony Jr. Ces derniers grandissent pendant toute la série, on les voit notamment traverser l’adolescence et en sortir presque adultes. Avant Six Feet Under qui poussera cette idée encore plus loin, la série créée par David Chase donne ce sentiment étrange que l’on connaît ces personnages de fiction aussi bien que s’ils étaient notre propre famille. Il faut dire qu’il y avait de la matière pour cette série ! Tony est un mari infidèle, ce qui cause beaucoup de tensions avec sa femme, même si celle-ci semble aussi accepter ce fait comme une réalité familiale et culturelle indépassable. Leur couple vacille souvent, notamment autour du travail particulier de Tony et de son rôle dans la mafia. À chaque fois, c’est l’occasion de mieux connaître ces deux personnages et il faut saluer au passage les prestations des deux acteurs. Edie Falco est excellente en mama italienne moderne et contrainte à garder le silence face à son mari qui nourrit la famille, mais pas forcément de façon très avouable, et qui mène une vie qui ne respecte pas les préceptes catholiques auxquels elle croit. Mais c’est surtout James Gandolfini que l’on retient dans cette série : l’acteur mort trop jeune semble être né pour ce rôle et on oublie vite qu’il n’incarne qu’un personnage. Il est parfait dans la peau de ce mafieux qui est en plus un mafieux dépressif. En effet, c’est probablement la meilleure idée de la série : Les Soprano évoque autant la vie compliquée d’une famille dirigée par un mafieux, que la vie encore plus complexe d’un mafieux qui doit faire face à la dépression. David Chase montre bien comment le milieu de la mafia n’accepte pas la possibilité qu’on puisse être déprimé et comment Tony, qui va chaque semaine voir une psy, est ouvertement critiqué, voire remis en cause pour cette raison. Même si la série dépeint une mafia modernisée, où la bourse est utilisée comme une source de revenus par exemple, c’est aussi un milieu très conservateur, pour ne pas dire rétrograde. Dans l’une des saisons, la haine de l’homosexualité portée par tous ces mafieux est surprenante et on peut saluer le fait que Les Sopranos attaque ce sujet frontalement. La série n’idéalise pas du tout ses personnages, mais comme toujours, elle dresse des portraits tout en complexité. C’est à nouveau Tony qui bénéficie du plus grand soin, mais tous ceux qui l’entourent sont également écrits avec beaucoup de finesse, ce qui contribue naturellement au réalisme de l’ensemble.
Les Soprano est la deuxième série de HBO, mais probablement la première qui a vraiment fait la réputation de la chaîne. Dès son générique d’ouverture, elle est marquée de l’esprit HBO qu’elle a largement contribué à créer, avec Six Feet Under lancée deux ans après. Personnages psychologiquement si fouillés qu’on finit par avoir l’impression de les connaître, intrigue qui repose sur le quotidien et qui n’a besoin de rien de plus pour passionner, traitement réaliste et réalisation particulièrement soignée : tous les ingrédients sont déjà là. David Chase ne devait réaliser qu’un film, il signe finalement une grande série, probablement l’une des plus grandes séries télévisées à ce jour. Les Sopranos a commencé il y a plus de quinze ans, mais elle n’a pas pris une ride : indémodable !
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- Entre Les Sopranos et Les Affranchis, il n’y a pas moins de 27 rôles en commun ! Certes, dans le film de Martin Scorsese, certains n’étaient que des figurants, mais il y a aussi des rôles secondaires essentiels des deux côtés et en premier lieu celui de Lorraine Bracco. L’actrice jouait la femme du mafieux chez Scorsese, elle joue ici la psychologue de Tony Soprano. ↩
- La version sur Blu-ray a été intégralement restaurée et elle mérite le détour, notamment parce qu’elle est proposée en version 16/9 (diffusion 4/3 à l’origine). Le travail de restauration est par ailleurs excellent, sur l’image comme sur le son. ↩