Swans et le dépassement de soi, Benjamin Fogel

Swans ne joue pas de la musique dans l’espoir de marquer son temps ou de passer à la postérité. Au contraire de Sonic Youth, le groupe n’a jamais cherché à devenir le mètre étalon de quoi que ce soit ; ni chef de file ni référence. La seule chose qui semble importer à Michael Gira, c’est de consacrer sa vie à l’art, non pas par posture ou parce qu’il se croirait au-dessus du commun des mortels, mais parce que cela s’inscrit dans une démarche ascétique, que l’on peut assimiler à un chemin de croix. — Benjamin Fogel, Swans et le dépassement de soi, Épilogue

Swans et le dépassement de soi évoque un groupe né à New York dans les années 1980, qui a sorti à ce jour quinze albums studio et qui est considéré comme un groupe majeur par certains critiques, alors même qu’il est totalement inconnu du grand public. Loin des circuits traditionnels, à l’écart des grandes maisons de disque et avec une démarche artistique exigeante et un style en constante évolution, Michael Gira donne le sentiment d’avoir tout tout fait pour ne jamais connaître le succès et repousser tous ses fans. On n’écoute pas un disque de Swans par hasard et surtout, on ne l’écoute pas d’une oreille distraite, on pourrait aussi avoir le sentiment que c’est un « chemin de croix ». Pourtant, et c’est ce que montre très bien Benjamin Fogel en analysant toute la carrière de l’artiste, rien n’est gratuit avec cette musique brute et même parfois volontairement déplaisante. Swans et le dépassement de soi intéressera certainement les fans, mais même si vous ne connaissez absolument pas le groupe et son créateur, je vous encourage de vous plonger dans cet essai et cette musique déstabilisante. Même si vous détestez la musique de Swans, cet essai constitue malgré tout une introduction passionnante.

Swans est la création la plus connue et peut-être la plus importante de Michael Gira et c’est pourquoi l’essai est nommé après lui. Néanmoins, Swans et le dépassement de soi s’intéresse à toute la carrière du musicien et à toutes ses complexités. Du Swans des débuts à la reformation du groupe dans les années 2010, du label Young God créé avant tout pour lui-même au groupe Angels of Light apparu à la fin des années 1990, c’est un parcours extrêmement atypique et compliqué à suivre. C’est sans doute pour cette raison que Benjamin Fogel l’aborde de la manière la plus simple qui soit, avec une étude chronologique de son travail. Après une évocation de son enfance compliquée, il évoque ses débuts de musicien, les premiers pas de Swans puis s’arrête sur tous les albums marquants de la carrière de Michael Gira. C’est bien ce dernier qui est central, parce que c’est le seul élément stable dans cette histoire. Les autres membres n’ont pas arrêté de changer au fil des années1, tandis qu’un seul album peut rassembler des dizaines d’intervenants différents. De la même manière, on aurait vite fait de le classer dans un style ou de le restreindre à une caricature qui serait bien complète. Il faut dire que la réputation de Swans aurait de quoi rebuter plus d’un curieux. Le groupe s’est fait connaître à ses débuts par son rejet de toute mélodie, par une noirceur absolue sur la forme comme sur le fond et par une musique aussi aride qu’elle pouvait être forte et même violente. Benjamin Fogel raconte que les concerts de Swans sont si forts qu’ils en deviennent dangereux et certains spectateurs ont même perdu définitivement une partie de leur audition en y assistant. Quant à Michael Gira, c’est un perfectionniste intransigeant, colérique et souvent antipathique qui s’est régulièrement mis à dos tous ceux qui pouvaient l’aider ou l’entourer. Mis bout à bout, ces éléments auront vite fait de dissuader la majorité, à moins de considérer Swans comme un défi, une « entrée en religion », comme le suggère à un moment l’auteur de Swans et le dépassement de soi.

Les choses ne sont pas si simples, surtout pas avec une personnalité aussi complexe que peut l’être celle du créateur de Swans. L’essai explique très bien que Michael Gira ne voulait pas créer de la musique brutaliste et trop forte par posture ou par défi. Dès le départ, l’artiste a un autre objectif qui traverse toute sa carrière et qui permet de comprendre ses multiples évolutions : déstabiliser. Benjamin Fogel souligne que l’idée a toujours été de créer une musique qui ne s’écoute pas facilement, mais qui nécessite une implication de la part de l’auditeur. Cette implication peut provenir d’un texte choquant, d’un violent mur de guitares en prélude à une mélodie douce ou même de la climatisation coupée en concerts2. C’est en effet ce qui ressort à la lecture et aussi à l’écoute des albums de Swans : on n’est jamais sur une musique uniforme qui pourrait se résumer simplement. Au sein d’un album, au sein d’un morceau même, on peut passer d’une ambiance à une autre sans prévenir, d’un son repassé en boucle jusqu’à l’épuisement à une mélodie douce. Ce jeu des contrastes permet au musicien de ne jamais se reposer sur ses lauriers et de ne jamais faire ce que l’on attend de lui. Swans et le dépassement de soi l’indique dès son titre : pour Michael Gira, il s’agit de toujours se dépasser en donnant le meilleur de lui-même et sans jamais tomber dans la répétition. À la violence musicale qui a fait la réputation initiale du groupe répond des albums et des morceaux plus calmes, doux presque même lorsque l’on aborde les productions d’Angel of Lights. C’est un mouvement de balancier perpétuel entre deux extrêmes, la violence sombre et la beauté fragile, l’harmonie d’une mélodie et le vacarme des guitares saturées, le dépouillement total et la complexité folle des arrangements. Cette progression n’est pas plus gratuite que l’extrémisme des débuts et Benjamin Fogel souligne qu’elle se fait non pas en détruisant systématiquement ce qui précédait, mais au contraire en ajoutant. Chaque évolution de Michael Gira et de ses groupes est l’occasion de créer un univers encore plus riche et complexe.

Contrairement aux créations de Michael Gira, Swans et le dépassement de soi est très facile et plaisant à lire. Vous verrez peut-être défiler des séries de noms qui ne vous diront absolument rien, c’était mon cas d’ailleurs, mais ne vous découragez pas pour autant. Benjamin Fogel est passionné par la musique de Swans, d’Angels of Light et des groupes proches et surtout, il parvient à transmettre sa passion au point d’avoir envie de la découvrir à son tour. Vous trouverez à la fin une discographie sélective bien utile pour débuter, mais je vous recommande de commencer avec Children of God et My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky, deux albums très différents, mais plus accessibles que la moyenne de Swans. Plus accessibles, mais pas faciles d’accès non plus. Il est toujours difficile d’entrer dans un album composé par Michael Gira, il faut faire un effort, l’écouter attentivement plusieurs fois, mais ce n’est pas (que) du sado-masochisme. Cet effort est récompensé quand, moins déstabilisé par la complexité des compositions, vous découvrez toutes les mélodies et harmonies qui se révèlent derrière l’ambiance parfois brutale. Swans et le dépassement de soi donne vraiment envie de découvrir cet univers souvent radical et toujours déstabilisant.


  1. Ce qui ne veut absolument pas dire que Michael Gira est la seule personne importante au sein de ses aventures musicales. C’est même tout l’inverse, comme l’auteur de l’essai prend le soin de le montrer, ne serait-ce qu’en accordant une préface à Jarboe. Cette artiste a joué un rôle central dans l’évolution musicale de Swans et probablement dans celle personnelle de son créateur. Il ressort de la lecture que Michael Gira a des idées bien arrêtées, mais qu’il sait aussi laisser la main quand il faut et s’en tenir à un rôle de chef d’orchestre, ce que l’on retrouve assez bien dans cette vidéo extraite d’un concert
  2. C’est apparemment une pratique qui était courante à l’époque. Entre les salles surchauffées et le son beaucoup trop fort, l’idée était de faire entrer le public dans une forme de transe.