Son affiche rappelle vaguement Melancholia, le dernier film de Lars Von Trier qui évoquait la fin d’un monde. Et pour cause : Take Shelter est aussi le récit d’une fin de monde teintée de folie. Les points communs s’épuisent vite toutefois : le film de Jeff Nichols se concentre sur une famille, sur les dommages qu’elle subit, mais aussi sur la force qu’elle peut constituer. Le tout constitue un film extrêmement puissant, à ne rater sous aucun prétexte.
La vie de Curtis rappelé un peu les propagandes de l’American Way of Life à l’époque où les États-Unis combattaient encore l’Union Soviétique. Une belle femme qui l’aime, une charmante petite fille, une maison avec jardin, un chien, deux voitures, dont un pick-up… Les apparences sont, comme souvent, trompeuses toutefois. Curtis est soudainement pris d’hallucinations au beau milieu de la journée tandis qu’il ne dort plus la nuit, assaillie par des cauchemars apocalyptiques. À chaque fois, il assiste impuissant à la fin du monde ou plutôt la fin de son monde. La pluie battante annonce la plus grande des catastrophes jamais connues, les tornades se forment au loin et sa femme, sa fille ou même son chien sont emportés par la violence des évènements. Curtis en est convaincu, ces rêves éveillés ou non sont des prémonitions : rénover et agrandir l’abri dans son jardin devient alors sa seule obsession. Quitte à mettre en danger sa famille, son travail, sa vie…
La plus grande force de Take Shelter est de ne jamais trancher. Le film de Jeff Nichols hésite constamment entre deux hypothèses, sans jamais se prononcer et valider l’une plutôt que l’autre. On peut comprendre les rêves de Curtis comme des prémonitions et trancher en faveur d’un aspect fantastique. Chaque nuit, un nouveau rêve permet au héros d’éliminer une source de danger : le chien, l’abri trop petit, les masques pour survivre en cas de nuage toxique… Curtis se prépare coûte que coûte alors que tout le monde moque ou s’inquiète de son entêtement, mais la tempête finit par arriver. Ses efforts n’ont pas été vains, sauf que le spectateur comprend vite que l’apocalypse annoncée n’est pas arrivée. La seule tempête qui arrive de manière certainement dans Take Shelter n’est pas totalement anodine, mais elle n’a fait que tomber quelques branches et couper quelques câbles. Curtis est-il fou ? La scénario nous laisse de nombreux éléments pour le penser, à commencer par la mère du personnage principal, internée pour schizophrénie à l’âge de 30 ans. Elle avait alors abandonné les siens, comme semble parfois le faire Curtis et ce dernier est également persuadé qu’une chose aussi mauvaise lui est arrivée. Dès lors, les rêves et les visions éveillées ne seraient que des manifestations de sa folie qui éclate au grand jour lors d’un repas avec toute la communauté réunie. Deux hypothèses qui tiennent la route et qui sont relancées in extremis par une fin bien vue, parce qu’ambivalente. Tout le film est en outre baigné dans un contexte de peur de fin de monde et dans ces images d’hommes et de femmes à travers le monde qui s’enferment dans des bunkers toujours plus profonds, par peur de la prochaine catastrophe humaine ou naturelle. Même si Take Shelter ne permet jamais de valider cette hypothèse, on ne peut s’empêcher d’y penser en ce début d’année 2012 et elle contribue à rapprocher le spectateur du point de vue de Curtis.
Take Shelter construit son récit autour de Curtis, certes, mais aussi et peut-être surtout autour de sa famille. Jeff Nichols étudie un peu l’impact de la folie de son personnage principal sur une famille supposée la famille américaine typique. C’est bien sûr elle qui subit en premier la nouvelle obsession du père : quand Curtis voit dans son rêve que son chien le mort, il l’enferme dehors derrière une barrière. Quand sa femme apparaît une nuit, il sursaute le lendemain au petit déjeuner en sentant sa présence. Il décide enfin de construire cet abri hors de prix qu’ils ne devraient pas se permettre, mais il le construit quand même, même s’il doit pour cela faire un prêt ou hypothéquer la maison. Cet abri lui vaut de nombreux ennuis, à commencer par la perte de son travail, mais c’est toute la famille qui prend : sa fille, sourde et muette, ne peut bénéficier de son opération sans sa mutuelle. Avec un tel contexte, on s’attend à une fin funeste, mais Take Shelter a la bonne idée de surprendre. La famille n’explose pas comme on s’y attend, elle tient bon et offre même un cadre à Curtis pour se reconstruire. Jeff Nichols propose au passage quelques très belles scènes et l’émotion est sensible entre ces êtres qui luttent pour continuer à vivre ensemble. Rien n’est simple, rien n’est gagné, mais Take Shelter n’est pas aussi tragique qu’escompté et c’est certainement une excellente chose.
Jeff Nichols n’en est qu’à son deuxième film, mais le cinéaste américain fait déjà preuve d’une maîtrise technique fascinante. Take Shelter est tenu de bout en bout et crée chez le spectateur un sentiment de malaise extrêmement réussi pendant deux heures. Le scénario autant que la réalisation et le montage du film donnent envie d’aller de l’avant, tout en redoutant constamment le pire. Le long-métrage est entrecoupé des rêves ou prémonitions de son personnage principal et entretient ainsi un doute permanent. Take Shelter tend parfois au fantastique, sans jamais y tomber totalement et le film offre la possibilité d’une lecture parfaitement rationnelle, mais qui ne tient pas toujours vraiment la route. L’équilibre entre ces deux états est parfaitement dosé, laissant le spectateur dans l’expectative et dans un état de doute qui participe incontestablement à la réussite du film de Jeff Nichols. La bande originale, inquiétante à souhait, n’y est pas étrangère, mais il faut saluer la performance de l’acteur. Michael Shannon incarne ici un Curtis très impressionnant : on sent constamment l’effort physique du personnage pour se contenir et agir normalement et on ressent alors avec encore plus de force la violence de ses sentiments quand il explose enfin. Jessica Chastain est également parfaite en femme et mère aimante qui tente désespérément de récupérer son mari.
On compare parfois Jeff Nichols à Terrence Malick, notamment dans cette excellente critique. De fait, il y a un peu de The Tree of Life dans Take Shelter, que ce soit dans le regard porté sur la famille, ou même dans la façon de filmer la nature. Jeff Nichols propose toutefois une vision originale dans son deuxième long-métrage et sa plongée au cœur d’une famille et de la folie est extrêmement réussie et plus originale que prévue. Un film essentiel, à ne surtout pas rater en ce début d’année de cinéma.