Trois ans après le vampirique et excellent Morse, Thomas Alfredson revient dans un tout genre en adaptant un roman de John Le Carré. La Taupe est à l’image de ce qu’était Morse pour la saga Twilight : un film d’espionnage loin des conventions hollywoodiennes. Le cinéaste suédois prend le temps de poser son histoire qui se déroule comme un puzzle. Le résultat est brillant, mais exige une concentration constante. Si vous pouvez la fournir, vous ne devez rater La Taupe sous aucun prétexte.
Années 1970 : la Guerre froide bat son plein et la Grande-Bretagne finance son propre service d’espions, comme tous les autres pays impliqués à l’Ouest comme à l’Est. Le patron du « cirque », surnom donné au MI6, pense qu’une taupe à la solde de l’URSS est infiltrée au plus haut niveau. Il envoie un agent à Budapest pour obtenir des informations à ce sujet, mais c’est une catastrophe. L’agent est descendu sur place et sa direction est désavouée par le gouvernement britannique. Il quitte les services secrets et George Smiley, son fidèle second, part avec lui. Une nouvelle direction s’installe au cirque, mais les suspicions de taupe ne tardent pas à refaire surface. Cette fois, c’est le ministre qui a des doutes et il ne peut évidemment pas utiliser les services secrets de son pays pour dénoncer un de leur membre. C’est à George, précédemment mis à la retraite, que cette mission va être confiée. Le vieil espion se remet ainsi au travail pour enquête sur ses anciens collègues… et lui-même.
On commence à être habitué avec Thomas Alfredson : ses films ne ressemblent en rien aux (gros) modèles du genre. Morse ne pouvait être plus éloigné de la saga Twilight, c’est de James Bond que La Taupe se distingue très nettement. En apparence, le film offre une plongée classique dans l’univers de l’espionnage et du contre-espionnage. L’époque, la Guerre froide, est sans conteste la plus propice : les espions et les agents doubles étaient alors une réalité et la paranoïa n’y était pas superflue. Autant dire que cette histoire de taupe au sommet du MI6 est absolument crédible et on imagine tout à fait l’équivalent soviétique tenter d’infiltrer le Cirque à la recherche d’informations. Dans cet ensemble complexe, il faut aussi ménager les sensibilités dans chaque camp et La Taupe évoque de manière assez caustique les relations entre la Grande-Bretagne et son allié américain. Thomas Alfredson parvient à bien rendre cet univers complètement fou où l’on ne parle que par code, où les bureaux et salles de réunion sont en fait des caissons parfaitement hermétiques et où tous ses collègues sont potentiellement des ennemis à découvrir. Le renseignement est un univers fermé et le cinéaste rend parfaitement sensible cette fermeture qui contamine la sphère privée. Ces hommes n’ont pas de vie privée quand l’agent double est susceptible de tromper pour obtenir des informations, ou quand la personne qui partage leur vie peut constituer un moyen de pression. Une des plus terribles scènes de La Taupe est ainsi une fête qui rassemble tout le gratin de cet univers fermé.
La Taupe est découverte à la fin du film, mais au fond son identité importe peu. Le film n’introduit aucune notion artificielle de suspense narratif et il ne propose quasiment aucun rebondissement. L’enjeu n’est pas tant qui, mais comment la taupe a été découverte. Thomas Alfredson propose bien une enquête, mais sa résolution est évoquée bien trop rapidement pour que ses spectateurs s’y retrouvent. De fait, La Taupe se termine bien vite une fois l’identité du coupable trouvée, puisque ce n’est pas son enjeu central. L’enjeu, c’est plutôt le MI6 lui-même et plus particulièrement les hommes qui le composent. La galerie de portraits proposée par le film est vraiment réussie et impressionnante à la fois. Tous ces espions ont souvent des airs de papys tranquilles bien éloignés de l’image que l’on pourrait avoir de ce métier. La concurrence des États-Unis laisse en outre entrevoir une autre explication : faute de pouvoir s’occuper des sujets qui comptent, mais qui sont pris en charge par leurs homologues américains, ils s’occupent de broutilles et passent leur temps à s’espionner eux-mêmes. Ce n’est pas tout à fait un jeu, la torture n’est pas loin et il y a quelques exécutions dans La Taupe, mais on ne craint jamais pour leurs vies. On plaint plutôt ces espions qui sont extrêmement seuls et ne semblent pas avoir vécu une vie enrichissante, même si une scène évoque une période passée et heureuse.
Thomas Alfredson l’avait déjà montré dans son précédent film, il confirme avec La Taupe son talent de cinéaste. Un cinéaste qui excelle à instaurer une ambiance : ici, l’ambiance fait quasiment tout, elle constitue l’essentiel du film, avant même son intrigue. La musique y joue un rôle central et la bande originale composée pour le film est extrêmement réussie. Thomas Alfredson prend son temps pour installer ses personnages et son histoire et le rythme ne sera jamais élevé, du moins en apparence. Si l’action est très limitée dans La Taupe, sans surprise et fort heureusement d’ailleurs, l’intrigue avance quant à elle beaucoup plus rapidement qu’il n’y paraît. À l’image du roman de John Le Carré, l’histoire se transforme ici en puzzle : le spectateur n’a qu’une vision très parcellaire quand le film commence et il aura ensuite des éléments supplémentaires, mais pas nécessairement dans le bon ordre. À lui de recomposer l’histoire, en acceptant la part de mystère qui n’est jamais dévoilée. Le montage fait alterner de manière plutôt intensive les lieux et les époques, tandis que plusieurs histoires peuvent avancer en parallèle dans une construction très littéraire qui fait tout le charme de La Taupe. Son origine romanesque se retrouve aussi dans les nombreux dialogues : le dernier film de Thomas Alfredson est un film de dialogues et les scènes qui n’en contiennent pas sont très rares. On le comprend, un tel film repose d’abord sur ses acteurs et le réalisateur a su rassembler une époustouflante bande d’acteurs tous aussi excellents les uns que les autres. Il faut évidemment mentionner Gary Oldman qui ne quitte jamais longtemps l’écran et qui est parfait dans ce rôle d’espion fatigué. Autour de lui, les prestations excellentes son légion, que ce soit chez John Hurt, Mark Strong, Colin Firth ou chez le jeune Benedict Cumberbatch découvert dans la série Sherlock.
La Taupe est une vraie réussite, une petite perle bien éloignée de la saga James Bond ou même, dans le genre modernisé, de la trilogie Jason Bourne. C’est à nouveau la force de Thomas Alfredson : le cinéaste suédois parvient à créer un film d’ambiance parfaitement maîtrisé et extrêmement plaisant à regarder. L’intrigue n’est pas essentielle, mais elle exige tout de même des spectateurs une concentration de tout instant. On ne regarde pas La Taupe d’un œil distrait, c’est un fait, mais c’est aussi sa grande force. Un film à ne surtout pas rater.