Taxi Driver, Martin Scorsese (Palme d’or 1976)

You talkin’ to me?

Martin Scorsese n’avait que 34 ans, Robert De Niro 33 ans, quand sort Taxi Driver. Réalisé avec très peu de moyens, le quatrième long-métrage du cinéaste n’était pas nécessairement promis au succès planétaire qu’il a connu et il a d’ailleurs choqué, par sa violence et sa fin moralement complexe, bon nombre de spectateurs de l’époque. Pourtant, entre la Palme cannoise et l’accueil critique unanime, le film a marqué les esprits et il est instantanément entré dans la grande famille des classiques. Encore aujourd’hui, 40 ans après sa sortie, Taxi Driver surprend par sa noirceur absolue et sa vision d’horreur de New York, mais son regard sans concession sur la société d’alors n’a pas pris une ride. C’est peut-être à cela que l’on reconnaît un grand film : l’œuvre de Martin Scorsese reste toujours aussi glaçante et pertinente. Taxi Driver a peut-être vieilli par les décors et les costumes, mais sur le fond et la forme, sa modernité est intacte. Un classique, à voir et à revoir.

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Ce qui frappe peut-être le plus quand on découvre Taxi Driver aujourd’hui, c’est l’absence de ligne directrice très claire. Martin Scorsese suit une ligne directrice au fond assez simple, mais il ne va pas droit au but avec une intrigue simple, il préfère au contraire poser ses éléments presque au hasard, en tout cas sans dévoiler son plan à l’avance. On découvre très progressivement son personnage principal, Travis, un ancien marines revenu du Viet-Nam avec des insomnies et des questions quasiment métaphysiques. On ne comprend pas tout de suite qu’il souffre de traumatismes suite à la guerre, alors que c’est pourtant un thème qui traverse tout le film. D’ailleurs, ce n’est jamais dit explicitement et ce n’est pas nécessairement le sujet central. Pendant toute une première partie, notre chauffeur de taxi parcourt les rues new yorkaises de nuit, et il semble mener une vie simple, mais normale. Ce n’est que très lentement que Martin Scorsese introduit des défaillances psychologiques dans son personnage. Son insistance pour sortir avec cette fille qui travaille pour la campagne présidentielle est d’abord mignonne, mais son assurance se transforme en une gêne quand il l’emmène à un film érotique lors de leur deuxième rendez-vous. Par la suite, le personnage principal de Taxi Driver sombre de plus en plus dans l’obsession et la paranoïa, il tourne autour du QG de campagne et semble détester de plus en plus le candidat en question, sans vraie raison. Le scénario commence à nous le montrer sous un autre jour, notamment lorsqu’il déclare sa haine contre toute la saleté et la corruption de la ville, qu’il souhaite totalement vidée et lavée. Et puis il achète des armes, s’entraîne au tir et sombre quasiment dans la folie quand il essaie de tuer le candidat, avant de s’en prendre à un maquereau dans l’un des bordels de la ville. Rétrospectivement, on repense aux comportements étranges du personnage et on comprend sa souffrance psychologique, sa solitude, les traumatismes de la guerre. Mais Martin Scorsese ne le dit jamais directement, c’est au spectateur de relier les informations pour en tirer les conséquences qu’il souhaite. C’est ce qui explique l’absence de ligne directrice simple et explicite, mais même d’une intrigue vraiment formée. On a au contraire des pistes, entre histoire d’amour et prostituée à sauver, mais rien qui occupe la totalité du film. C’est un brouillard, un brouillard qui correspond bien à l’ambiance du long-métrage.

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Car c’est une plongée en enfer que nous propose Taxi Driver, une plongée très impressionnante qui reste gravée en mémoire longtemps après avoir vu le film. Si le tournage n’avait pas eu lieu dans les années 1970, on pourrait croire à une reconstitution historique exagérée, ou bien à une dystopie façon Mad Max. New York battait alors tous les records en matière de criminalité et la ville, très sombre, grouillait de malfrats la nuit tombée. Martin Scorsese fait glisser ses caméras dans la nuit new yorkaise à bord de son taxi jaune et on découvre cet environnement malsain, avec des prostituées sur tous les trottoirs, de la drogue, des bandes qui rodent. Les taxis n’acceptent pas de se rendre n’importe où, ils refusent des clients par sécurité, ils s’arment au cas où… C’est un climat proprement infernal qui est présenté ici et même si on imagine bien que le réalisateur l’a exagéré pour les besoins de son film, on reste soufflé par une ambiance aussi délétère. Tout est sale, tout semble cassé et pour cause : c’est la vision de Travis qui nous est imposée par Taxi Driver, on ne voit tout qu’à travers son regard empreint de noirceur. Il convient ici de saluer le travail exceptionnel de Robert de Niro : l’acteur offre l’une de ses plus grandes performances, avec ce rôle qui évolue entre normalité et folie, sur fond de déprime et de violences. C’est lui, aussi, qui a improvisé la scène devenue culte où il parle à son reflet dans le miroir. À ses côtés, Jodie Foster n’avait que 12 ans, elle en fait trois ou quatre de plus et elle incarne une prostituée avec beaucoup de naturel et d’aisance. Martin Scorsese peut compter sur ses acteurs, ainsi que sur l’excellente bande originale de Bernard Herrmann devenue culte — à commencer par ce morceau mythique —, mais surtout sur son talent de réalisateur. La mise en scène est sublime, en particulier pour tous les plans de nuit dans les rues de la ville qui sont devenus des clichés depuis. La séquence meurtrière à la fin reste également un modèle du genre avec son travelling du dessus d’une sophistication incroyable : Taxi Driver n’est pas considéré comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma sans raison, il est extrêmement bien mis en scène.

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Dans les salles en 1976, on a beaucoup parlé de la fin de Taxi Driver. Il faut dire qu’après une scène extrêmement sanglante1, Travis est présenté comme un héros pour avoir combattu la mafia et sauvé une jeune fille prostituée trop jeune. Est-ce un jugement de valeur de la part de Martin Scorsese, une manière de promouvoir ceux qui prennent les armes pour se défendre eux-mêmes ? Rien n’est moins sûr, et si on part du principe que le long-métrage tout entier adopte le point de vue de son personnage principal, cette scène finale l’est tout autant. S’agit-il alors d’un fantasme ? Taxi Driver ne dit rien et laisse le spectateur seul maître pour en juger. C’est sans doute aussi pour cela, que le film est resté aussi fort et a traversé les années sans prendre une ride…


  1. Mais pas aussi rouge que prévu initialement, puisque les couleurs ont été volontairement atténuées avec un filtre pour que le sang se voit moins. À l’époque, la séquence telle qu’elle est était déjà jugée choquante et le film est sorti en France avec une interdiction au moins de 16 ans. Aujourd’hui, cette scène ne gênerait personne.