Son titre annonce d’emblée la couleur et le spectateur sait que cela va saigner dans There Will Be Blood. Le dernier film de Paul Thomas Anderson n’a rien d’un film gore pourtant et le sang s’y fera longuement attendre. C’est justement la réussite de cette longue fresque (près de 2h40) qui se déroule entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres aux États-Unis : le spectateur éprouve un malaise constant en attente du sang. L’histoire passionnante de deux hommes que tout semble opposer au cœur d’une nouvelle course au trésor dans les vastes plaines du Far West. Un film puissant, un classique à ne pas rater.
1889, Daniel Plainview exploite une mine d’argent au beau milieu du Nouveau-Mexique. 1902, le minerai a été complètement exploité, mais on découvre au fond de la mine un liquide noir et visqueux : il a trouvé du pétrole. Daniel se reconvertit alors et se lance dans l’exploitation de cette matière première que l’on ne tarde pas à renommer or noir. 1911, Daniel entend parler d’un lieu en Californie où il y a tant de pétrole qu’il remonte à la surface. Celui qui est maintenant devenu pétrolier se rend sur place avec son fils adopté suite à la mort d’un de ses ouvriers. Très vite, il comprend qu’il a découvert un gigantesque lac de pétrole, de quoi le rend extrêmement riche. Sans tarder, il rachète tous les ranchs des environs et commence l’exploitation qui s’avère en effet très profitable. Dans la petite communauté qui occupait les lieux, Eli est le prêtre de l’Église de la Troisième Révélation qui a beaucoup de fidèles. D’emblée, on sent qu’Eli n’apprécie pas le nouveau venu et son exploitation pétrolière, mais le jeune et ambitieux prêtre sait en profiter et se fait construire une nouvelle église par Daniel. Les relations entre les deux hommes vont aller en s’envenimant alors que la réussite de Daniel est totale : il réussit à construire un pipeline jusqu’à l’Océan pour ne plus dépendre du train…
There Will Be Blood est d’abord une formidable fresque historique qui évoque un pan de l’histoire américaine au début du siècle dernier. La découverte du pétrole et surtout son exploitation dans les véhicules ou l’industrie bouleversent l’économie du pays qui entre alors dans la modernité. Daniel Plainview symbolise ce passage d’une économie à l’autre : d’abord à la recherche d’argent, métal identique à l’or dans sa fonction sociale et économique, il se convertit ensuite au pétrole et devient extrêmement riche grâce à ce liquide. La conversion ne va pas de soi et toute la première partie du film en est une très belle illustration. Daniel est constamment obligé de justifier son statut : il est bien un pétrolier, la preuve il exploite déjà un puits à tel endroit. On sent bien que tous les propriétaires de ranch dans ces grandes plaines sont à la fois demandeurs et méfiants : la folie du pétrole est récente, elle peut-être rentable, mais elle attire aussi beaucoup d’arnaqueurs. Paul Thomas Anderson a choisi de ne pas vraiment montrer l’usage du pétrole, tel n’est pas le sujet de son film. There Will Be Blood se concentre plutôt sur l’histoire d’un homme et de son exploitation et on comprend bien que le pétrole apporte à Daniel une richesse qu’il n’aurait jamais obtenue avec l’argent. Le film se termine dans les années 1920, peu avant la crise économique de 1929. Le pétrolier est alors au sommet de sa richesse avec un immense manoir qui résume à lui seul sa réussite sociale totale.
Si la réussite sociale de Daniel Plainview est incontestable, on n’en dira pas autant sur le plan personnel. Le héros de There Will Be Blood est un misanthrope qui hait de plus en plus le genre humain avec l’âge. Sa haine est latente dès les premières images, même si Daniel essaie manifestement de faire des efforts envers la communauté qu’il vient envahir. Le doute est toujours permis toutefois et on se doute bien que tout ce qu’il fait pour ces gens est en fait un calcul stratégique pour avoir la paix. Plus tard, sa misanthropie éclate au grand jour avant d’être confessée autour d’un feu de bois. Face à ce personnage désespéré, Eli semble au premier abord son contraire parfait : ce jeune prêtre passionné semble dévoué entièrement à sa communauté et sa foi semble inébranlable. Pourtant, There Will Be Blood montre rapidement ce personnage sous un autre jour : Eli est d’abord intéressé par l’argent et son Église est surtout un moyen pour lui de s’enrichir, mais aussi de dominer les autres. Si l’on doute de la sincérité de Daniel quand il promet routes et écoles, l’hypocrisie d’Eli est incontestable et le pétrolier la sent immédiatement. C’est que les deux personnages de Paul Thomas Anderson sont finalement beaucoup plus proches que prévu et c’est une partie d’échecs qui s’ouvre dès leur première rencontre et qui ne trouvera aucune conclusion avant la toute dernière minute. Les deux hommes sont manipulateurs et ils sont extrêmement ambitieux. Daniel déteste non seulement perdre, mais il déteste tout autant que son adversaire gagne : dès lors, le sang ne peut que couler…
Certains ont qualifié There Will Be Blood de classique à sa sortie. On comprend aisément pourquoi en regardant le cinquième film de Paul Thomas Anderson : le long-métrage s’impose par sa maîtrise et sa force à un point tel qu’il reste gravé pour toujours dans la mémoire de ses spectateurs. Dès les premiers coups de pioches, on est happé par cette histoire fascinante qui met aussi extrêmement mal à l’aise. La photographie, les magnifiques plans sur les derricks et le montage du film y sont indéniablement pour quelque chose. Le jeu des deux acteurs principaux est aussi essentiel et Daniel Day Lewis tout comme Paul Dano sont parfaits, tout simplement : le premier parvient à faire passer en quelques mots, avec son ton particulièrement menaçant et bienveillant à la fois, toute sa folie et sa misanthropie. Rarement prestation d’acteur n’avait autant glacé le sang, mais c’est aussi le cas de celle du personnage d’Eli, effrayant de manipulations. La mise en scène de Paul Thomas Anderson, les jeux d’acteurs de Daniel Day Lewis et Paul Dano sont essentiels, mais il y a plus. L’ambiance de There Will Be Blood, c’est aussi et d’abord la bande originale composée par Johnny Greenwood, guitariste de Radiohead. Loin des expérimentations électroniques de son groupe, il compose une musique d’une puissance rare, mais surtout d’une intensité telle qu’elle provoque immédiatement la chair de poule. C’est une des plus belles musiques de film que j’ai pu entendre et elle participe vraiment au film et à sa réussite surtout.
There Will Be Blood est une réussite totale. Cette fresque historique est une passionnante plongée dans le début du XXe siècle américain avec la découverte du pétrole et la naissance d’un nouvel univers technologique. C’est aussi la confrontation de deux hommes plus proches qu’ils ne l’imaginent eux-mêmes : l’un a choisi la religion, l’autre le pétrole, mais l’objectif est le même et la confrontation inéluctable. Le malaise est permanent, la musique ne fait que le renforcer et c’est indéniablement la preuve du succès de Paul Thomas Anderson. Un très grand film, à voir et à revoir sans hésiter.