Un tramway nommé Désir, Elia Kazan

Avant d’être un film légendaire, Un tramway nommé désir était une pièce de théâtre qui a connu un très grand succès dans la deuxième moitié des années 1940. Entre les deux versions, l’équipe n’a quasiment pas changé : Elia Kazan avait mis en scène la première version de Broadway et il réalise son adaptation. Marlon Brando, alors inconnu du grand public, incarnait déjà le même rôle dans la pièce, tout comme Kim Hunter et Karl Malden dans les seconds rôles. Le seul gros changement fut le choix de Vivien Leigh pour incarner le rôle principal, mais c’est sans doute la clé pour comprendre le succès du film sorti en 1951. L’actrice est exceptionnelle dans un rôle complexe que l’on ne voyait jamais au cinéma jusque-là. Un tramway nommé désir mérite absolument sa réputation, c’est un classique qu’il faut avoir vu au moins une fois, tant il a inspiré le cinéma dans les années qui ont suivi.

Elia Kazan à co-écrit l’adaptation de la pièce, avec l’aide de Tennesse William. Pour autant, le long-métrage reste très fidèle à l’histoire originale, il y a bien quelques différences qui s’expliquent souvent plus par la nécessité de censure à une époque où l’on ne pouvait pas tout dire ou tout montrer au cinéma. Le théâtre était beaucoup moins contrôlé, ce qui a permis de laisser des allusions à l’homosexualité, totalement supprimées de la version diffusée sur grand écran. Malgré tout, Un tramway nommé désir a surpris à l’époque par son traitement très cru des questions psychologiques et ses allusions sans détour à la sexualité. Il a durablement marqué les esprits pour cette raison, quand bien même la première version diffusée dans les cinémas dans les années 1950 était censurée. On sent en tout cas que le scénario du long-métrage cherche à rester aussi fidèle à l’œuvre originale que possible, à tel point que l’on retrouve souvent les marques du théâtre. La pièce se déroulait uniquement dans un appartement miteux de la Nouvelle-Orléans et même si Elia Kazan ajoute quelques séquences à la gare, dans un bowling ou encore dans un bar, son film reste essentiellement centré sur un seul lieu. On ne peut pas parler de huis clos, mais c’est l’esprit, tout comme on retrouve cette idée d’entrées et de sorties de la pièce, et même les jeux sur un personnage caché derrière un décor, à l’insu des autres personnages. Un tramway nommé désir n’essaie pas de faire oublier à tout prix qu’il est adapté d’une pièce de théâtre, et c’est très bien ainsi. En évitant d’enrichir ou de diluer l’intrigue pour gonfler en un long-métrage plus complet, le réalisateur peut mieux se concentrer sur les textes, qui sont passionnants, et surtout les jeux d’acteurs. L’histoire est au fond très simple en apparence, une femme qui est forcée de venir habiter temporairement chez sa sœur et la cohabitation difficile avec son beau-frère. Sous cette simplicité apparente se cache toutefois une profondeur psychologique qui a parfois choqué en son temps et qui reste toujours admirable. Les difficultés psychologiques de cette femme, notamment sa relation compliquée avec la sexualité, sont très bien évoquées, ou au moins suggérées pour ne pas effrayer la critique. Même si l’adaptation ne va pas aussi loin que la pièce, il reste bien assez pour que, plus de cinquante ans plus tard, l’œuvre d’Elia Kazan reste toujours aussi riche et intéressante.

Mais un tel texte ne serait rien sans de bons acteurs pour lui donner vie. On lit souvent qu’Un tramway nommé désir est le premier véritable film qui a lancé l’ère de l’Actor’s Studio, cette méthode de jeu qui s’est imposée aux États-Unis et dans le monde. Il est sans doute vain de chercher une date précise, ou une seule œuvre pour l’associer à un mouvement de fond, mais le jeu est indéniablement dans l’esprit de cette méthode où les acteurs se fondent totalement dans leurs personnages au point d’en disparaître. Marlon Brando est très souvent associé au mouvement, c’est une icône de cette manière de penser et il faut reconnaître que l’acteur en donne une très belle performance ici. Ce film a fait de lui la star hollywoodienne qu’il est devenu et aussi une incroyable icône sexy, t-shirts moulants et souvent trempés et regards de tombeur, mais son jeu est plus subtil qu’il n’y paraît et il incarne un homme complexe. Sa manière de parler sans trop articuler fera date, mais c’est un excellent moyen de caractériser le personnage et de le distinguer du reste du casting. Et si l’on parle beaucoup de lui, c’est bien Vivien Leigh qui impressionne le plus. L’actrice britannique est la seule « pièce rapportée » par rapport à la pièce, elle a été choisie pour ajouter une vraie star au casting, mais son jeu atteint des sommets. Un tramway nommé désir parle d’une femme très mystérieuse pour les proches et sans doute pour elle-même, une ancienne aristocrate sans argent qui est obligée de loger chez sa sœur, dans un appartement minable. Les suspicions de son beau-frère sont contagieuses et on se met à questionner tout ce qu’elle dit et prétend sur son passé. C’est l’héroïne du film, c’est le personnage qu’on voit le plus et qui a le plus d’importance, mais ce n’est pas un personnage aimable. Bien au contraire, Elia Kazan n’hésite pas à souligner son côté déplaisant, tout en jouant sur les éclairages comme pour signifier à l’écran ses zones d’ombre. Au-delà du scénario et de la photographie pleine de contrastes, c’est bien le jeu de l’actrice qui ressort, toutes les émotions qu’elle fait passer avec une aisance assez bluffante. Elle est époustouflante tout du long, toujours juste et précise et la réussite du long-métrage lui doit beaucoup.

Un tramway nommé désir accuse le poids des années sur le plan technique, il est tourné en noir et blanc, dans un format presque carré et avec un son mono seulement. Mais si vous mettez tous cela de côté, vous découvrirez un film remarquablement moderne. Par les thématiques évoquées et surtout par un jeu d’acteur encore très proche de celui qui est en vogue aujourd’hui, le film d’Elia Kazan reste toujours autant d’actualité. Une très belle performance, et une œuvre qui mérite toujours autant le détour.