À la fin des années 1950, Alfred Hitchcock enchaîne les succès et surtout les films cultes devenus des monstres sacrés du Septième art. Un an seulement après l’immense Sueurs Froides, le nouveau long-métrage du réalisateur est peut-être encore plus connu, en tout cas encore plus important dans l’histoire du cinéma. La Mort aux trousses est en quelque sorte le précurseur de tous les blockbusters modernes, un thriller intense autour d’une course-poursuite dans le pays entier. Plus long que la moyenne, le film tient en haleine d’un bout à l’autre et multiplie les séquences si connues qu’elles sont devenues des clichés. Quelques années avant la première adaptation de James Bond, Alfred Hitchcock avait déjà trouvé la formule gagnante, le mélange d’action, d’humour et de charme qui a été à la base de tant de films par la suite. Même si vous n’avez jamais vu La Mort aux trousses, vous en connaissez forcément des séquences ou des idées. C’est une œuvre à ce point culte, un classique qui n’a pas pris une ride.
Plutôt que d’adapter un roman ou un récit d’un tiers, Alfred Hitchcock met cette fois en scène un scénario original. Et c’est lui-même qui apporte les idées pour les deux scènes les plus emblématiques de La Mort aux trousses et parmi les plus connues du cinéma : l’attaque en avion et la course-poursuite sur le Mount Rushmore. Le scénario a été construit à partir de ces deux bases, comme une excuse pour mettre en scène ces séquences que le cinéaste rêvaient de réaliser. Comme toujours, l’histoire reste très simple : Roger Thornhill, un publicitaire new-yorkais, se fait kidnapper un beau jour parce qu’on l’a pris par erreur pour George Kaplan, un espion. Il a beau clamer son innocence, ses ravisseurs ne l’écoutent pas et ils essaient de le tuer en le forçant à boire beaucoup d’alcool et en le faisant rouler sur une route dangereuse. Puisqu’il s’en sort, miraculeusement, une course-poursuite à travers le pays commence et cet homme sans histoire devient, par la force des choses, un espion traqué de toute part. Voilà pour l’intrigue générale : La Mort aux trousses enchaîne les péripéties autour de cet arc narratif tout en restant toujours très simple à suivre. C’est la principale différence avec bon nombre de films modernes et c’est incontestablement un point fort d’Alfred Hitchcock. Le suspense est tenu d’un bout à l’autre sans avoir à multiplier les rebondissements et les intrigues parallèles. Il est bien question de Guerre froide, d’espions, de traitres et de microfilms, mais au fond, rien de tout cela n’est important. L’essentiel, c’est la course de Roger Thornhill pour survivre, sa rencontre avec une espionne et leur histoire d’amour et c’est à peu près tout. Le réalisateur expliquait lui-même qu’il cherchait à produire une œuvre plus légère, dépourvue de symboles complexes, simplement divertissante en somme. Ce qui ne l’a pas empêché de glisser quelques piques contre l’ambiance paranoïaque de l’époque, sans doute parce qu’il n’a pas pu filmer certaines scènes comme il l’entendait. Il a fallu recréer en studio plusieurs décors, dont celui des Nations Unies, parce qu’il n’a pas obtenu les autorisations pour y poser ses caméras et il se moque dans une scène de révélations. Quoi qu’il en soit, le pari du divertissement est totalement réussi, mais cette simplicité est permise par une très grande richesse formelle.
Doté d’un très gros budget pour l’époque — 9 millions de dollars, un réalisateur n’irait pas loin avec cette somme aujourd’hui —, La Mort aux trousses est une grosse production hollywoodienne assez similaire à celles que l’on voit encore sur nos écrans. Même si le tournage a été réalisé essentiellement en studio pour des raisons pratiques et politiques, Guerre froide oblige, l’intrigue se déplace de New York au Dakota du Sud, en passant par Chicago. Il y a des séquences dans un restaurant new yorkais, dans un manoir des environs, dans le hall des Nations Unies, dans un train, au milieu de champs de maïs, dans une maison moderne et naturellement sur le Mont Rushmore à la fin. Alfred Hitchcock met toutes ses techniques au profit d’une histoire qui avance vite, en tout cas pour les standards de l’époque, et qui recherche avant tout à plaire aux spectateurs. Pour cela, le savoir-faire déployé est impressionnant, avec une mise en scène au service du suspense, comme toujours chez le réalisateur. La séquence d’attaque en avion est la plus célèbre, elle est aussi un modèle du genre. Le réalisateur n’utilise pas la musique composée par Bernard Herrmann pour souligner grossièrement la tension, il fait monter le suspense en créant de l’attente et en instillant petit à petit le doute jusqu’à l’arrivée de l’avion. L’action surgit finalement et la caméra est placée à hauteur d’homme, on adopte le point de vue du héros et on atteint une intensité redoutable jusqu’au final explosif. Tout cela paraît fort banal aujourd’hui, mais c’était du jamais-vu à l’époque et cette séquence a inspiré énormément de films. Autre source d’inspiration évidente, la présence de l’humour dans La Mort aux trousses. Le personnage principal fait régulièrement preuve de sarcasmes, surtout au début quand il interagit avec les kidnappeurs, puis avec sa mère. Plusieurs scènes sont ainsi quasiment de la comédie pure, une note de légèreté que l’on n’attendait pas forcément, mais qui est très bien amenée. Alfred Hitchcock pouvait compter sur le talent d’acteur de Cary Grant, parfait dans ce rôle d’espion malgré lui. Du côté du casting, comment passer à côté d’Eva Marie Saint, sublime en femme fatale avec sa voie douce et en même temps menaçante ?
Toutes les conditions étaient réunies pour faire de La Mort aux trousses un grand film et un classique. Il y a ce casting au meilleur niveau, la bande-originale pas très originale, mais extrêmement bien menée, la mise en scène au service de l’action et surtout du suspense, l’humour bien dosé qui apporte une dose de légèreté bien trouvée… Alfred Hitchcock séduit sur tous les points. La Mort aux trousses a plu aux contemporains et il s’est imposé au fil des années comme une œuvre culte, une référence même pour un grand nombre de réalisateurs. Près de soixante ans après sa sortie, le long-métrage a très bien vieilli et il se (re)voit avec toujours autant de bonheur.