Qui, en France, ne connaît pas Friends ? La sitcom a connu un énorme succès dans notre pays lors de sa première diffusion et elle reste aujourd’hui un classique. Qui connaît Seinfeld ? Curieusement, cette autre sitcom de NBC a eu un immense succès aux États-Unis, mais jamais chez nous. La faute, dit-on parfois, à un doublage de mauvaise qualité, mais c’est aussi peut-être que l’humour de cette série, plus tourné vers l’absurde anglo-saxon, passe moins bien chez nous. Quoi qu’il en soit, cette série créée en 1989 par les comédiens new-yorkais Jerry Seinfeld et Larry David mérite absolument d’être (re)vue. Par bien des aspects, elle a posé les bases des sitcoms modernes et elle reste peut-être la mieux écrite de toute. Seinfeld est une série à propos de rien, une plongée dans le quotidien d’une bande de new-yorkais et il n’y a pas une seconde où l’on s’ennuie dans ses 180 épisodes. Ce n’est pas une œuvre culte sans raison, et trente ans après sa première diffusion, cette sitcom reste toujours aussi plaisante à regarder : ne passez à côté sous aucun prétexte !
Jerry Seinfeld est un comédien de stand-up qui commence à se faire connaître à la télévision américaine quand NBC lui propose de créer sa propre série. Quel sera le sujet ? Rien. En tout cas, c’est l’idée un petit peu folle de la saison 4, où le personnage essaie de créer une sitcom, comme le comédien l’a fait avec Larry David auprès de la NBC. Ils n’ont pas donné ce pitch gonflé, mais il résume bien Seifeld et cette idée séduisante a largement eu le temps de prouver ses mérites sur les neuf saisons qu’a finalement duré la série. Il n’y a pas de sujet spécifique, on suit uniquement la vie quotidienne de quatre new-yorkais dont le seul lien est l’amitié. Et pour rester dans la thématique du rien, les deux créateurs ne créent pas des personnages nouveaux, ils dupliquent ceux de la vraie vie. Le personnage de Jerry dans la série, incarné par Jerry Seinfeld, est évidemment inspiré du vrai Jerry Seinfeld. L’acteur utilise sa propre personnalité, ses habitudes et son caractère pour créer un personnage de fiction à peine différent du réel, il suffit de le voir dans un autre contexte pour s’en apercevoir. À ses côtés, Georges Costanza est calqué sur Larry David, Cosmo Kramer est inspiré par Kenny Kramer, voisin de pallier de Larry David et on imagine qu’Elaine Benes est une connaissance de Jerry Seinfeld ou de son partenaire. Même s’il s’agit évidemment d’une fiction, tout est basé sur la vie courante du comédien, de ses années à New-York quand il commençait à connaître le succès à la télévision sans être encore la star qu’il était devenu quand la sitcom a commencé. Seinfeld agit au départ comme un miroir de la réalité de ses créateurs, mais c’est un point de départ pour un monde fictif.
Une série à propos de rien, ce n’est pas seulement un pitch amusant donné à la chaîne de télévision pour qu’elle accepte le projet. C’est un choix conscient et assumé tout au long des neuf saisons, un véritable mot d’ordre même : « pas de câlins, pas d’apprentissage1 » était la règle pour l’écriture de la sitcom. C’est la caractéristique la plus importante qui distingue Seinfeld de toutes les autres séries similaires : les personnages n’évoluent pas au fil des saisons. Les acteurs ont changé avec les années évidemment, mais nonobstant l’aspect physique, un épisode de la première saison est quasiment identique à l’un des épisodes de la neuvième saison. Aucun personnage ne se marrie ou a des enfants, les quatre personnages principaux restent amis et seuls. Jerry ne déménage jamais de son petit appartement new-yorkais, Kramer reste son voisin de pallier jusqu’au bout, ils vont toujours dans le même Monk’s Cafe pour papoter ou manger, etc. Il y a bien quelques personnages qui s’ajoutent, comme J. Peterman, mais la majorité est là dès le départ et ne change pas de position pendant toute la série. Newman est un bon exemple de ce statu quo : ce postier et voisin est aussi l’ennemi juré de Jerry et il le reste jusqu’au bout. À chaque fois que les deux personnages se rencontrent, ils ont la même expression de dédain et cela ne change pas, du premier au dernier épisode. De la même manière, Seinfeld n’a pas d’arc narratif global et même s’il y a quelques intrigues qui se suivent sur plusieurs épisodes, elles restent cloisonnées dans un espace réduit. George devient fiancé avec Susan dans la saison 7, mais contrairement à ce que la majorité des sitcom aurait fait, il ne se marrie pas et le scénario trouve un moyen de se débarrasser du personnage. Au fond, aucun personnage n’évolue de manière significative dans cette série.
On pourrait croire que cette sitcom à propos de rien, où les personnages n’évoluent pas est ennuyeuse, mais ce n’est absolument pas le cas. En se basant uniquement sur des petites choses du quotidien que l’on peut tous retrouver dans nos vies, Jerry Seinfeld et Larry David ont réussi à imaginer de quoi remplir 180 épisodes sans jamais ennuyer. C’est un petit peu le même processus d’écrire que le stand-up et d’ailleurs, le choix d’ouvrir et de fermer les épisodes des premières saisons avec le comédien sur scène n’est pas innocent. La méthode de travail est similaire : se concentrer sur un petit événement, sur une idée du quotidien qui est déployée pendant tout un épisode. Seinfeld parle souvent d’amour, ou en tout cas de rencontres amoureuses et les difficultés de Jerry et de George à maintenir une relation sérieuse est un enjeu au cœur d’une bonne partie des épisodes. Elaine se moque de Jerry en soulignant qu’il a quasiment une copine par semaine, et de fait, le personnage change presque à chaque épisode, même s’il y a parfois des habituées. Les problèmes au travail, en particulier pour George et Elaine, sont un autre moteur de l’action. Et puis il y a les pitreries quotidiennes de Kramer, le voisin qui n’a jamais de travail et qui est toujours là. La série de NBC trouve ainsi un bon équilibre et ne manque jamais de matériel, avec une qualité de l’écriture qui force le respect. Certains ont dit que Seinfeld était la série la mieux écrite de l’histoire et c’est peut-être vrai. En tout cas, il faut saluer le travail monstre qui a été nécessaire pour écrire ces 180 épisodes et surtout faire en sorte que cela ne se voit pas. L’écriture est soignée, mais on ne s’en rend jamais compte, c’est toujours naturel et cela semble facile, mais c’est évidemment la chose la plus difficile à obtenir. L’expérience du comédien Jerry Seinfeld a énormément contribué à parvenir à ce résultat, mais ça n’en est pas moins remarquable, surtout sur une durée aussi longue.
Plus encore que dans une sitcom plus classique, comme Friends a pu l’être, la réussite de Seinfeld dépendait de ses acteurs. Il n’y a pas d’intrigue sophistiquée derrière laquelle se cacher, aucun dispositif original de mise en scène et on est à ce titre assez proche du théâtre. Il n’y a que le texte et le jeu des acteurs pour faire en sorte qu’un épisode soit réussi et la sitcom de NBC a eu les deux. On a déjà parlé de l’écriture d’un excellent niveau, mais que dire du talent de l’équipe rassemblée sur le plateau de tournage. Jerry Seinfeld a un rôle presque en retrait par rapport à ses camarades, dans le sens où il est souvent observateur et coordonnateur de l’action, un rôle qui correspond aussi à la réalité. Il a trouvé le ton juste et ses mimiques ajoutent une bonne dose de comédie au texte. Les prestations les plus impressionnantes viennent toutefois des seconds rôles. Pour incarner George, Jason Alexander est impeccable, râleur éternel, toujours insatisfait, souvent très drôle. Michael Richards semble né pour donner vie à Cosmo Kramer, il est totalement à son aise avec ce personnage excentrique et ses mouvements toujours exagérés resteront dans les annales du genre, tout comme ses multiples entrées dans l’appartement de Jerry. Le meilleur pour la fin, Julia Louis-Dreyfus est parfaite en Elaine Benes, avec exactement la bonne dose de mépris et en même temps un jeu attachant et drôle, les justes expressions… elle est vraiment exceptionnelle dans ce rôle. Sans ce quatuor d’acteurs, Seinfeld n’aurait certainement pas eu le succès qu’elle mérite et même s’ils ont tous eu du mal à avoir une grande carrière par la suite2, ils resteront au minimum tous dans les mémoires pour leur rôle dans cette sitcom.
Une série sur rien, avec des personnages sans cœur et qui n’apprennent jamais… c’était un pari quand même gonflé que se sont lancés Jerry Seinfeld et Larry David. Un pari qu’ils ont tenu pendant les neuf saisons de Seinfeld, évitant jusqu’au bout que leurs personnages n’apprennent de leurs erreurs ou fassent preuve de compassion. Quand la fiancée de Georges meurt, on oscille entre réjouissances et indifférence et la vie reprend exactement comme avant, fermant un arc narratif qui n’a pas du tout changé la série. C’est osé, mais c’est ça qui explique la réussite de Seinfeld et surtout qui différencie la sitcom de toutes les autres. Trente ans après sa création, la série n’a pas pris une ride, son humour est toujours aussi efficace et le choix de parler de petits tracas du quotidien a payé : dans les grandes lignes, on s’identifie toujours aux personnages et situations. Si les créateurs et les acteurs le voulaient, le tournage pourrait reprendre demain et ce serait sans doute toujours aussi pertinent. C’est la force de Seinfeld et même si on comprend pourquoi le comédien a refusé l’offre généreuse de NBC3, on se dit aussi que la série aurait pu continuer sur sa lancée sans trop de problèmes. En tout cas, si vous n’avez jamais vu ce classique de la comédie, il n’est pas trop tard pour commencer, vous ne le regretterez pas.
- « No hugging, no learning ». ↩
- Jerry Seinfeld a connu un grand succès sur scène, mais plus vraiment à la télévision ou au cinéma. Julia Louis-Dreyfus est restée étonnamment discrète par rapport à son immense talent, mais ne la ratez pas dans Veep, elle y est aussi exceptionnelle que dans Seinfeld. ↩
- C’est Jerry Seinfeld qui a choisi d’arrêter la série, au grand dam de NBC qui a proposé au comédien 100 millions de dollars pour réaliser une dixième saison, un record. La chaîne a créé Friends dans la foulée, avec le succès que l’on connaît et avec un peu d’amertume de la part des créateurs de Seinfeld, qui ont toujours considéré que c’était quasiment du plagiat. De fait, les deux séries sont très proches dans leur point de départ, même si cette sitcom est nettement plus originale et intéressante. ↩