David Simon poursuit son exploration à sa manière de la culture américaine. Après celle de Baltimore dans Sur écoute, après celle de La Nouvelle Orléans dans Treme, place à celle de New-York ! On peut faire confiance à l’ancien journaliste pour trouver un angle loin de la carte postale touristique et c’est bien le cas, puisque The Deuce plonge ses spectateurs dans l’univers du sexe au cœur des années 1970 et 1980. De la prostitution sauvage dans la rue à la pornographie en passant par les salons gérés par la mafia, c’est un New York crasse et angoissant qui est reconstitué par David Simon et George Pelecanos. L’ambiance poisseuse de l’époque est parfaitement rendue et cette série parvient à créer des personnages hauts en couleur et parfaitement crédibles. Une série puissante et un nouveau succès incontestable pour le cinéaste.
Comme dans ses précédentes créations, c’est bien le contexte historique qui surprend d’abord. On est bien à New York, mais la capitale économique américaine n’avait pas grand-chose à voir avec celle que l’on connaît aujourd’hui dans les années 1970. Rues mal éclairées, déchets partout et des dizaines de fille qui tapinent devant des devantures souvent fermées : on a beau être sur Manhattan, ce quartier est mal famé et The Deuce parvient à mettre mal à l’aise en quelques plans seulement. Les mouvements de caméra permettent de profiter de la vue, mais c’est surtout le travail sonore qui force le respect. Plus que la musique, on entend surtout les bruits de la rue, les voitures qui passent et klaxonnent, les macs qui engueulent leurs filles, les filles qui hèlent les passants, les flics qui ne font pas souvent davantage qu’un acte de présence. C’est une reconstitution fidèle et extrêmement riche qui assaille le spectateur, une marque de fabrique du travail de David Simon qui est encore une fois impeccable. Dans cet univers crasseux, le scénario prend son temps pour poser les personnages principaux. On suit quelques macs et quelques filles, en particulier CC et Lori, nouvelle recrue fraîchement débarquée de sa campagne profonde en bus et qui ignore tout de la vie. On suit également Candy, la seule prostituée indépendante du coin, qui refuse toutes les avances des maquereaux qui tentent de la séduire. Et puis, en marge de ce monde de la prostitution de rue qui est alors prospère, les frères Martino, Frankie et Vincent, qui vivent à Times Square, l’un comme barman, l’autre comme parieur/arnaqueur. Cette galerie de personnages principaux sert de fil conducteur à une intrigue qui, comme dans les séries précédentes de David Simon, tient simplement à l’exploration d’un univers au sens large.
The Deuce a été pensée dès le départ comme une série en trois saisons et HBO a tenu parole, en diffusant actuellement la troisième et dernière partie. En attendant de savoir ce que la conclusion nous réserve, les deux premières saisons frappent par leur cohérence d’ensemble. George Pelecanos et David Simon ne se sont pas contentés d’imaginer un univers, de créer un pilote et de suivre le fil d’une histoire sans préparation. On sent que le scénario suit un plan bien établi en amont, avec un changement d’époque subtil, mais très convaincant entre les deux saisons. L’idée n’est pas uniquement de présenter la prostitution des années 1970, il s’agit surtout de montrer comment les politiques ont choisi de « nettoyer » les rues, en supprimant les prostituées des trottoirs et en forçant la gentrification de ces quartiers devenus effectivement très luxueux. C’est un processus qui prend du temps et qui n’est pas forcément très glorieux, puisqu’il implique la mafia, partie prenante dans le transfert des filles des mains des macs, souvent des afro-américains sans envergure qui gèrent trois ou quatre personnes, dans les mains des puissants parrains italo-américains. La série montre bien comment la police elle-même à organisé la création des « salons », des maisons-closes déguisées en clubs privés. En parallèle, la pornographie moderne naît avec la démocratisation de la vidéo et surtout l’affaiblissement des lois sur la nudité et la morale. Tourner un film pornographique devient une activité de plus en plus lucrative et la deuxième saison se termine sur un immense succès qui élève les personnages principaux… et surtout la mafia qui, dans l’ombre, finance et profite. Les deux créateurs de The Deuce se sont abondamment documentés avant de se lancer et cela se voit, toutes ces évolutions et tous ces changements sont présentés avec clarté et cohérence. Et comme dans toutes les bonnes séries, cette trame historique sert de cadre à des histoires personnelles : celle de Vincent et d’Abby, celle de Candy et de son film, celle de Paul et de son bar. Le casting est très bon et il n’y a vraiment aucune fausse note, mais on retiendra tout particulièrement le double rôle de James Franco, qui incarne deux frères jumeaux et parvient à leur donner une identité propre. Ce n’est jamais facile et il s’en sort admirablement.
Quel que soit ce qui ressort de la troisième saison, The Deuce est déjà une brillante réussite. La série HBO est sombre et crue, avec de nombreuses scènes de nu frontal qui ont fait la réputation de la chaîne, mais ce n’est pas gratuit. C’est la reconstitution d’une époque tout aussi sombre et violente, où la police ne valait pas mieux que la mafia, où les femmes étaient universellement considérées comme des objets sexuels et rien de plus. George Pelecanos et David Simon ont trouvé un sujet en or, ils ont préparé le terrain en amont avec probablement une épaisse documentation et ils ont surtout prévu une trame sur trois saisons. Tout cela paye, le résultat est bien supérieur à la moyenne et c’est excellent, tout simplement.
The Deuce, saison 3
(23 novembre 2019)
Comme prévu dès le départ, The Deuce se termine avec une ultime troisième saison. Après les années 1960 dans la première et les années 1970 dans la deuxième, place logiquement aux années 1980 pour ces huit derniers épisodes. George Pelecanos et David Simon suivent toujours leurs personnages à New York et à Los Angeles, puisque c’est là que Candy est devenue une star du porno dans la capitale du porno. Les rues sales sont toujours là, mais l’époque a déjà changé et elle est en train de changer encore plus vite. Le scénario se concentre sur la fin de l’ère de la sexualité de rue, et après la fin de la prostitution dans la saison 2, ce sont les « salons » et autres saunas gays qui sont visés. The Deuce montre très bien comment la politique s’empare de ces sujets au nom de la santé publique, alors que les victimes du SIDA sont de plus en plus nombreuses, mais avec une arrière-pensée cynique. Il ne s’agit jamais vraiment de supprimer le sexe payé ou débridé, pas même d’interdire la pornographie, il s’agit toujours de nettoyer Manhattan et de transformer le quartier à grand coup d’opérations financières et architecturales. Et tant pis pour les quartiers les moins favorisés de la ville qui recueillent tous ceux qui n’ont plus leur place dans le centre. Tant pis pour les filles qui survivent en faisant la même chose, mais dans de pires conditions.
Tout ce contexte politique et social est parfaitement mis en valeur et on sent à nouveau tout le savoir accumulé par les deux créateurs de la série. The Deuce n’est pas un documentaire, mais sa vision de l’époque est si fidèle qu’on pourrait parfois le croire. Les personnages rattachent la série à la fiction malgré tout et ils ont encore des arcs narratifs particulièrement intéressants dans cette saison, et le plus souvent tristes. Le SIDA affecte tout particulièrement Paul qui perd de nombreux amis et l’amour de sa vie, le temps de quelques scènes vraiment touchantes. Candy a connu le succès avec son film, mais elle a du mal à rebondir avec une nouvelle œuvre qui ne retombe pas dans le porno facile et sa vie privée est remise en cause par ses choix de vie. Abby remet en cause son rôle dans la société et dans son couple, tandis que les deux frères vont connaître un incident majeur. The Deuce n’hésite pas à faire des choix parfois surprenants dans cette ultime saison et la série trouve une conclusion pour tout le monde, rarement positive d’ailleurs. On pourrait reprocher la fin dans le présent pas forcément utile, mais c’est une fin touchante et la série offre à ses fans une vraie conclusion bien ficelée.
En trois saisons et 25 épisodes seulement, The Deuce s’impose comme une grande série. George Pelecanos et David Simon connaissent leur sujet par cœur et ils ont tissé des histoires personnelles riches et fortes pour l’illustrer. C’est une excellente série, digne des meilleures de la chaîne, et vous auriez décidément tort de ne pas lui accorder votre attention.