Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock

Quand Alfred Hitchcock pense à James Stewart pour le rôle principal de son nouveau long-métrage, il hésite. Il faut dire que La Corde a été vivement critiqué à sa sortie et il n’a pas connu le succès public escompté, sans compter que l’acteur a trouvé son interprétation médiocre. Le nouveau projet du réalisateur est en plus étonnamment similaire : Fenêtre sur cour doit se dérouler dans un seul lieu et il repose sur une même idée centrale, ici le voyeurisme d’un photographe plâtré qui n’a rien d’autre à faire que de passer ses journées à espionner ses voisins. Alfred Hitchcock parvient toutefois à le convaincre et pour cause : même s’il y a des points communs entre les deux films, Fenêtre sur cour est une œuvre très différente et particulièrement réussie. Le talent du cinéaste est parfaitement exploité avec cette histoire très simple au service d’un suspense qui monte petit à petit jusqu’au final plein de tension. Un classique qui n’a pas pris une ride et qui est sans doute l’un des meilleurs dans la filmographie du maître du genre.

Le générique défile en préambule et le réalisateur exploite ce passe obligé pour présenter le décor unique de Fenêtre sur cour. Sans être aussi radical que La Corde qui se déroulait dans un appartement et même essentiellement dans une pièce, ce long-métrage ne sort jamais d’une cour d’immeubles assez classique dans le New York des années 1950. Il s’agit d’un décor de cinéma, une reconstitution gigantesque dans les studios de Paramount, à Hollywood, mais les décorateurs se sont inspirés d’une vraie cour d’immeubles de Greenwich. Alors que les différents noms s’affichent à l’écran, trois stores s’ouvrent à l’arrière et dévoilent cette cour et les différents logements qui l’entourent. Une fois le générique terminé, la caméra s’avance et Alfred Hitchcock montre ce qui se passe : un compositeur crée une œuvre ici, un couple se dispute là, une jeune danseuse étoile répète dans son appartement en face, un jeune couple entre dans cet autre logement sur le côté. Cette caméra subjective est au cœur de Fenêtre sur cour et il faut attendre quasiment la conclusion pour que le spectateur change de point de vue et vienne regarder ce qui se passe depuis la cour et non depuis ces premières fenêtres où l’on se situe au tout début. Notre point de vue, c’est donc celui de « Jeff » (James Stewart, très bien dans ce rôle), un photographe un petit peu casse-cou qui s’est cassé une jambe suite à un reportage réalisé sur un circuit automobile et qui est ainsi bloqué dans un fauteuil roulant depuis plusieurs semaines. On est en été, il fait très chaud et il n’a rien d’autre à faire que de rester près de la fenêtre à regarder ses voisins. C’est, pour lui, une manière comme une autre de se divertir et ce personnage devient un substitut du spectateur, tandis que cette fenêtre qui donne sur la cour remplace l’écran d’une salle de cinéma. Ce choix de mise en scène offre un point de vue très orienté et on ne sait rien de plus que les personnages, on ne voit rien de plus que ce qu’ils voient avec jumelles et téléobjectif. En agissant ainsi, le réalisateur accentue le suspense et l’effet de surprise quand on regarde pour la première fois le film.

Le suspense naît en même temps qu’un soupçon de Jeff. Dans un appartement de l’autre côté de la cour, une femme malade se dispute souvent avec son mari, jusqu’au jour où ce dernier sort à plusieurs reprises dans la nuit, sous la pluie battante. Le photographe ne dormait pas à ce moment là et il repère les allées et venues suspectes de son voisin, avec sa valise de représentant de commerce, au cœur de la nuit. Le lendemain, les stores de l’appartement restent fermés et la femme semble avoir disparue : que s’est-il passé exactement ? Alfred Hitchcock ne perd pas de temps à planter l’idée que le mari a tué sa femme et Jeff n’a aucun doute sur ce fait. Au départ, il est le seul à y croire et son ami policier se moque de cette idée jugée farfelue en contrant chaque argument avec une explication logique. Et puisque Fenêtre sur cour est filmé uniquement du point de vue d’un seul appartement, le spectateur ne sait pas à quoi s’en tenir et finit, comme le personnage principal d’ailleurs, par douter. Est-ce qu’il y a vraiment eu un meurtre, ou est-ce l’imagination un petit peu débordante de Jeff qui joue des tours ? Bientôt, Lisa (Grace Kelly, aussi belle et séduisante que le veut la rumeur), la petite amie du photographe finit par être convaincue, ainsi que l’infirmière qui vient le soigner tous les jours, mais ils n’ont aucune preuve. Commence alors une enquête informelle menée depuis l’appartement, puis dans la cour par les deux femmes. Le tour de force est alors de rester enfermé avec le photographe, laissant le spectateur aussi impuissant que le plâtré à agir. Quand Lisa s’aventure dans l’appartement d’en face et que le mari s’apprête à y entrer, on ne peut vraiment rien faire et Alfred Hitchcock filme judicieusement uniquement depuis l’appartement du photographe, à bonne distance. L’effet est extrêmement réussi et la tension est bien plus grande que si les caméras avaient été placées plus près. C’est le tour de force de Fenêtre sur cour, ce qui fait que cette histoire de base très simple devient un grand film qui marque.

L’idée de base est très simple, le dispositif l’est aussi, mais le résultat n’est absolument pas simpliste. Bien au contraire, le travail d’Alfred Hitchcock est très sophistiqué et le résultat absolument brillant. En utilisant presque exclusivement un point de vue subjectif, le cinéaste parvient à renforcer l’effet déjà obtenu avec un huis clos. Le suspense devient insoutenable dans Fenêtre sur cour, précisément parce que l’on ne quitte jamais cette fenêtre et que l’on n’a qu’une vision partielle de la situation. L’enquête pour savoir ce qui s’est réellement passé devient passionnante, non pas parce que l’on cherche vraiment à savoir si ce mari à tué sa femme — les personnages restent largement mystérieux d’un bout à l’autre et on ne s’intéresse pas vraiment à eux —, mais bien plus parce que l’on s’identifie au personnage principal, capable uniquement de regarder sans jamais agir. C’est un beau tour de force et Fenêtre sur cour est une réussite totale sur ce point. Indémodable.