L’Inconnu du Nord-Express, Alfred Hitchcock

L’adaptation pour le cinéma de L’Inconnu du Nord-Express a été particulièrement difficile. Plusieurs scénaristes ont travaillé sur le projet, qui a été remanié plusieurs fois jusqu’au moment où Alfred Hitchcock a obtenu la version qu’il espérait, quitte à reprendre de zéro alors que le tournage devait débuter. Le long-métrage diffère du roman de Patricia Highsmith sur plusieurs points souvent significatifs et le cinéaste a, comme souvent, pris sa source comme point de départ et l’a aménagé comme il l’entendait pour créer son film. Le résultat est un thriller réjouissant, une histoire de meurtre comme le réalisateur en avait le secret, à la fois transparente et plus complexe qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un excellent Hitchcock, prenant jusqu’à la fin !

Deux paires de chaussures entrent dans un train. Alfred Hitchcock ne filme que les chaussures, sans montrer les visages : il y en a des marrons très classiques, et des blanches qui se distinguent bien et mettent en avant l’attention apportée par leur propriétaire. Il ne faut pas plus pour introduire les deux personnages principaux et surtout leurs différences. Avec cette présentation très visuelle, le cinéaste oppose d’emblée Bruno et Guy, les deux protagonistes au cœur de L’Inconnu du Nord-Express. L’inconnu en question, c’est Bruno, un homme qui semble tout savoir sur Guy quand il l’aborde dans le train, tout en lui offrant un verre. Il sait qu’il aime Anne, mais qu’il est marié à une autre femme, dont il n’arrive pas à obtenir le divorce. Il lui suggère alors une idée assez folle : lui-même veut se débarrasser de son père, pourquoi ne pas prévoir un double meurtre ? Bruno pourrait débarrasser Guy de son épouse en la tuant, et Guy pourrait tuer le père de Bruno en échange. Ils ne se connaissent pas et ne connaissent pas leur victime respective, ils n’ont aucun mobile pour les tuer et la police ne les suspecterait jamais. C’est son idée pour un crime parfait, déjà, et Guy l’écoute, à moitié inquiet, à moitié amusé par la proposition. On imagine qu’il ne prend pas cet inconnu trop au sérieux, mais Bruno est très sérieux et quelques jours plus tard, il suit l’épouse de Guy et l’étrangle dans un parc d’attraction. Il retourne ensuite voir celui qui est désormais veuf, revendique son crime et réclame que Guy en fasse autant avec son père. L’Inconnu du Nord-Express déploie son suspense à partir de ce point, avec un Bruno qui exerce de plus en plus de pression sur Guy, et ce dernier qui essaie tant bien que mal de résister, alors que la police commence à le suspecter. Qui va écoper pour le crime ? Est-ce que Guy va tuer le père de Bruno ? Alfred Hitchcock manie le suspense avec son habileté habituelle, y compris le temps d’une séquence haletante qui implique un briquet et un égout, et jusqu’à la dernière minute, on ne sait pas exactement ce qui va se passer.

Ce suspense est la marque de fabrique du cinéaste et il est l’une des raisons du succès du film, mais c’est loin d’être la seule. L’Inconnu du Nord-Express appartient à cette catégorie d’œuvres qui sont à la fois très simples à expliquer et comprendre, et à la fois plus complexes qu’il n’y paraît. Bruno a visiblement un problème psychologique, sa relation malsaine avec ses parents en témoigne et son aptitude à imaginer et réaliser un meurtre de sang froid le trahit évidemment. Mais tout n’est pas aussi noir et blanc chez Alfred Hitchcock que les chaussures de ses personnages. Guy réagit très bizarrement, il ne refuse pas en bloc la proposition de cet inconnu qui lui propose de tuer sa femme en échange du meurtre de son père. On pourrait dire qu’il ne le prend pas au sérieux, mais c’est plus compliqué que cela, il donne le sentiment d’écouter attentivement son interlocuteur, comme s’il considérait vraiment l’idée. Sa réaction après le meurtre témoigne bien de son malaise : au lieu d’aller vers la police et de dénoncer Bruno, il préfère faire l’innocent, quitte à devenir lui-même le coupable principal dans l’affaire. A-t-il tellement peur de ses propres sentiments envers sa femme qu’il préfère ne rien dire ? Envisage-t-il lui-même de tuer le père de Bruno pour se débarrasser de l’affaire ? Tout est flou, ce qui est brillant de la part d’Alfred Hitchcock, qui profite aussi de ce film a priori assez simple pour multiplier les idées de mises en scène audacieuses. On a déjà évoqué les chaussures au début, mais on retient surtout le meurtre présenté depuis les lunettes de la victime, une idée brillante qui a énormément fait parler d’elle. Et que dire encore de cette séquence avec le manège infernal, digne des meilleurs blockbusters modernes ? L’Inconnu du Nord-Express était loin de pouvoir compter sur la débauche de moyens techniques que l’on a aujourd’hui, mais le film exploite au mieux les techniques de l’époque pour créer ses sensations et c’est une réussite parfaite. C’est pour ce long-métrage que le réalisateur a travaillé pour la première fois avec Robert Burks, directeur de la photographie de bon nombre de ses films par la suite. On sent que les deux hommes sont sur la même longueur d’ondes et leur travail sur ce film en noir et blanc est aussi très réussi.

En apparence très simple, L’Inconnu du Nord-Express s’avère de plus en plus complexe plus on y repense. Alfred Hitchcock multiplie les idées de mise en scène tout en offrant un sous-texte toujours très riche. La question de l’homosexualité est intéressante par exemple, quelques années après La Corde où le sujet était plus explicite. Bruno, proche de sa mère et très soigné, est presque naturellement gay, mais Guy, explicitement hétérosexuel, n’est pas non plus totalement insensible à ses charmes. Le réalisateur fait tout pour éviter que le spectateur s’identifie absolument au « gentil », et le personnage de Bruno, brillamment incarné par Robert Walker, est bien plus intéressant à bien des égards. Il y aurait encore beaucoup à évoquer, sur les doubles et les échanges notamment, mais vous l’aurez compris : Alfred Hitchcock signe une œuvre plus riche qu’il n’y paraît et qui se (re)voit avec toujours autant de plaisir.