Le personnage de Joker, l’opposant le plus célèbre à Batman, n’a pas fini de faire parler de lui. Dans les adaptations au cinéma qui ont précédé, c’est lui qui a pris le devant de la scène à chaque fois. Tim Burton dans Batman, ou bien Christopher Nolan dans The Dark Knight : Le Chevalier noir ont tous deux1 délaissé la tête d’affiche au profit du grand vilain, bien plus riche et intéressant que le justicier. Après la vision gothique et folle de Jack Nicholson et après le chaos explosif de Heath Ledger, on pouvait se dire que l’on avait vu les meilleures variantes du personnage. Joker prouve que l’on avait tort. Pendant deux heures, Todd Phillips nous entraîne dans un Gotham d’une noirceur absolue et surtout dans la tête d’un Joker comme on ne l’avait jamais vu. Porté par la prestation époustouflante de Joaquin Phoenix qui tient sans doute là l’un des plus grands rôles de sa carrière, ce long-métrage n’a rien d’une partie de plaisir. Intense et éprouvant, ce n’est pas un blockbuster facile. C’est bien plus que cela : un cauchemar qui vous prend aux tripes et vous laisse abasourdi, une superbe réussite.
Joker se déroule dans un Gotham des années 1980, une ville aussi sale et mal-famée que pouvait l’être son modèle à l’époque. Dès les premières images, le long-métrage impose son ton résolument noir, ce qui n’est pas nouveau dans l’univers de DC Comics, c’est toujours un élément fondamental. Mais en comparaison de ce que propose Todd Phillips ici, la reconstitution de Christopher Nolan paraît bien sage, un petit peu trop propre. On est plus proche ici de l’esprit du New York recréé par la série The Deuce par exemple, avec ses ordures qui envahissent les trottoirs, les prostituées dans les rues, les boutiques pas nettes et le bruit incessant de la ville. C’est une atmosphère étouffante qui s’impose d’entrée de jeu, et qui ne va jamais nous quitter pendant toute la durée du long-métrage. Outre les bruits de la ville, il convient d’emblée de saluer le travail exceptionnel de Hildur Guðnadóttir sur la bande-originale. Cette violoncelliste islandaise a composé pendant le tournage une nappe sonore intense et omniprésente qui aurait pu être un défaut sur d’autres projets, mais qui rend compte ici constamment de l’étouffement ressenti par le personnage principal… comme les spectateurs. Le réalisateur s’intéresse à la naissance, non pas d’un super-héros, mais c’est tout comme, d’un super vilain. Quand Joker commence, il n’y a pas encore de Joker, uniquement Arthur Fleck, un clown professionnel qui a du mal à trouver sa place dans la société. Depuis tout petit, il a un problème, il rit à gorge déployée de manière compulsive, des fous-rires qui lui valent souvent des problèmes dans des situations où ils sont inappropriés. Petit à petit, on apprend à connaître le personnage et ses troubles psychologiques. Il souffre d’anxiété et de phobie sociale, il se sent toujours seul et ignoré, il a des idées noires. Rien qui semble convenir pour exercer ce métier, mais sa mère lui répète depuis des années qu’il doit tout faire pour être heureux et apporter la joie et c’est ce qu’il s’efforce de faire. La société est cruelle toutefois, et rien ne se passe comme il l’aimerait pour lui. Todd Phillips a construit son film autour de cette accumulation de frustrations et de violences, psychologiques ou physiques, qui s’abattent sur son personnage et conduisent à créer le Joker. Nulle cuve d’acide ici, l’opposant physique de Batman est le pur produit de la société, le résultat de plusieurs décennies de maltraitantes et de moqueries. C’est une idée extrêmement forte, bien plus que le psychopathe totalement dépourvue d’empathie de Nolan. Car ce Joker-là a encore des sentiments et c’est précisément le manque d’empathie des autres qui le pousse à la folie et à devenir l’image que la société lui renvoie.
Dans ce film où la violence monte crescendo, il y a un grand absent : Batman. Et pour cause, Bruce Wayne existe bien, mais ce n’est encore qu’un gamin et c’est son père encore en vie, Thomas Wayne, qui tente de devenir maire de la ville pour la sauver. Joker est ainsi directement relié à l’univers que l’on connaît, mais Todd Phillips a enlevé le héros pour mieux se concentrer sur le personnage le plus intéressant, son adversaire. Ce n’est pas qu’un artifice pour éviter de refaire une nouvelle saga Batman et s’en tenir à ce personnage secondaire. En choisissant d’enlever tout opposant doté de super-pouvoirs, en choisissant de retirer le héros de l’équation, ce nouveau film se laisse la possibilité de traiter son propre personnage sans tomber dans les oppositions caricaturales faciles. Ne croyez pas que Joker défende son personnage ou fasse une apologie de la violence, comme certains détracteurs qui n’ont pas compris le projet veulent le faire croire. Todd Phillips opte pour une voie nettement plus complexe, hyper réaliste, où la violence a des conséquences extrêmement puissantes, mais surtout réalistes. Et la violence, ce n’est pas seulement commise par le Joker lui-même, c’est avant tout celle qui a été commise contre le Joker. Son enfance maltraitée, le manque de considération de ses collègues, la moquerie gratuite du présentateur TV en vue et tout cela alors que la ville, sous prétexte de coupes budgétaires, l’abandonne à son sort. Encore une fois, l’idée n’est pas d’excuser ses actions en leur donnant une justification légitime, mais Joker a le courage de montrer que la violence, ce n’est que pas des meurtres sanglants, c’est aussi les rires d’un public ou la condescendance d’un homme politique fortuné. À cet égard, Todd Phillips signe une œuvre éminemment politique et on dresse forcément des ponts entre son Gotham des années 1980 et notre société. Le cinéaste n’a pas peur d’ailleurs de déplaire, comme en témoigne cette ambiance angoissante au possible, avec certaines séquences qui sont presque difficiles à regarder. Ce côté oppressant est une vraie réussite et le projet doit énormément au talent incroyable de son acteur principal. On savait déjà que Joaquin Phoenix était talentueux, mais c’est un rôle magistral qu’il compose ici, il atteint le niveau rare des acteurs identifiés pour jamais à un personnage. La transformation physique est impressionnante, mais on retiendra surtout son interprétation parfaite des troubles psychologiques d’Arthur. On ne peut qu’imaginer le travail nécessaire pour entrer dans la peau du personnage comme il l’a fait : chapeau.
Au fond, le personnage de Joker avait sans doute besoin de prendre son indépendance par rapport à Batman. Todd Phillips a en tout cas amplement prouvé qu’il pouvait être ainsi plus intéressant, libéré d’un héros et d’un grand combat. En se concentrant ainsi sur l’ennemi traditionnel, Joker se permet d’offrir une vision plus contrastée et Joaquin Phoenix offre une interprétation plus humaine et complexe de son personnage. Il terminera peut-être comme le psychopathe imaginé par Christopher Nolan, mais sa souffrance n’est pas effacée pour autant. Le long-métrage de Todd Phillips est bien plus riche qu’on ne pouvait l’imaginer, et ce n’est pas le blockbuster facile que certains spectateurs ont pensé voir2. Joker est une œuvre passionnante, mais aussi éprouvante et désagréable. Ce qui n’est pas un défaut, bien au contraire même…
- Oublions le Joker de Jared Leto, cela vaut mieux. ↩
- Les rires dans la salle sur les blagues contre le nain prouvent bien que certains n’ont vraiment rien compris au film… ↩