Un monde parfait selon Ghibli, Alexandre Mathis

Après Terrence Malick, Alexandre Mathis s’attaque au studio Ghibli. Un grand écart entre le mystérieux réalisateur américain et le célèbre studio d’animation japonais, mais l’auteur suit la même démarche d’analyse transversale d’une œuvre. Non pas d’un réalisateur cette fois, même s’il est principalement question du travail de Hayao Miyazaki et celui d’Isao Takahata, mais bien d’un studio, une entreprise de groupe donc motivée par un but dévoilé par le titre de son essai. Un monde parfait selon Ghibli, où comment la vingtaine de longs-métrages créés au moment de la publication de l’ouvrage sous l’égide du studio Ghibli décrivent un monde parfait.

Les amateurs des productions Ghibli le savent bien pourtant, le monde décrit dans chaque long-métrage n’est pas parfait. Alexandre Mathis n’essaie pas de dire le contraire et il liste d’ailleurs toutes les thématiques majeures des films d’animation produits par le studio, y compris la place de la guerre et de la mort. On range trop souvent les films d’animation dans la catégorie des œuvres pour enfants, mais c’est évidemment un raccourci trop rapide et qui n’a souvent pas de sens. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les productions Ghibli ne sont pas destinées à un public familial, mais comme Un monde parfait selon Ghibli le montre très vite, ce n’est jamais une raison pour se contenter de raconter des contes formatés et déjà vus ailleurs. L’essai consacre ainsi plusieurs chapitres à présenter les héroïnes Ghibli, qui sont souvent des filles ou des femmes fortes et indépendantes, parfois au cœur d’une guerre. Pas des princesses qui ont besoin d’un prince charmant, mais une proportion élevée d’histoires féministes, où les femmes doivent souvent se battre contre une société patriarcale et traditionnaliste. C’est peut-être le point qui différencie le plus Ghibli de son alter-ego américain, même si leurs histoires proviennent, paradoxalement peut-être, des mêmes origines. Les contes européens ont autant influencé Hayao Miyazaki que Walt Disney, mais avec une approche radicalement différente. Notamment parce que la vision japonaise laisse une place bien plus importante au réel. Alexandre Mathis lui consacre un chapitre entier, en insistant sur le travail d’Isao Takahata qui a fait de la description du réel une marque de fabrique, mais en notant qu’on le retrouve dans toute la filmographie du studio, ne serait-ce que par des décors toujours extrêmement détaillés et réalistes. Mais le réel, c’est aussi l’amour de Hayao Miyazaki pour les avions, un amour qui mène directement à la guerre et la destruction, bien souvent présente. Dans ces conditions, comment encore parler de monde parfait ?

Pour justifier son titre et son argument, l’auteur remonte à la création du studio, à la fin des années 1960, alors que Miyazaki et Takahata travaillent sur un projet commun pour un autre studio. Les deux réalisateurs apprennent à se connaître, ils s’apprécient et surtout se retrouvent sur une vision commune. Leur travail est toutefois bloqué par les exigences de leurs employeurs, puis personne ne veut produire leurs films et ils décident finalement de fonder Ghibli pour accomplir cette vision. Un monde parfait selon Ghibli souligne d’ailleurs que la difficulté à trouver une succession est certainement liée à cette proximité initiale des deux co-fondateurs1 et surtout à cet objectif de leur permettre de réaliser et sortir des films comme ils le voulaient. Sur les 22 longs-métrages sortis par le studio à la sortie du livre, seuls six n’ont pas été réalisés par Miyazaki ou Takahata et ils n’ont pas eu autant d’impacts, peut-être parce qu’ils ont créé le cadre parfait pour eux, mais qui peine à s’adapter à d’autres. Ce cadre est marqué par d’autres thématiques bien connues, comme la place de la nature et du fantastique largement alimenté par les mythes locaux. Alexandre Mathis évoque évidemment les yōkai et les kami, pour mieux mettre en valeur l’autre caractéristique essentielle du studio Ghibli : l’espoir. Comme celui des humains, le monde des esprits n’est pas toujours positif, mais dans les deux cas, ils peuvent servir de modèle. Le monde parfait n’existe pas dans la réalité, l’humain prend souvent le dessus sur les animaux et la nature et le passage dans le monde magique s’accompagne aussi d’événements cruels. Mais l’espoir d’un monde meilleur et peut-être parfait est toujours présent dans toute l’œuvre du studio Ghibli, y compris dans la scène de train mythique dans Le Voyage de Chihiro, utilisée par l’auteur en guise d’épilogue :

Le train roule sur l’eau. Il ne se passe rien. Pourtant, cette scène a marqué toute une génération. Elle résume Chihiro, Miyazaki et, par extension, Ghibli. Car cet instant suspendu dit tout : le périple d’une jeune fille qui s’émancipe et la beauté d’une nature magique remplie d’esprits. — Alexandre Mathis, Un monde parfait selon Ghibli, Épilogue

Si vous appréciez les films produits par le studio Ghibli, cette analyse mérite absolument d’être lue. Alexandre Mathis utilise chaque film — mieux vaut d’ailleurs avoir tout vu pour éviter quelques spoilers — pour mettre en valeur les thématiques principales et les lignes directrices qui ne seraient pas forcément visibles en regardant un seul long-métrage. Il y a des évidences, bien sûr, mais Un monde parfait selon Ghibli va au-delà et dévoile des liens plus implicites. Un essai passionnant, qui donne envie de se replonger dans la filmographie du studio.


  1. Ils sont en fait trop à avoir fondé le studio Ghibli, Toshio Suzuki participe à la création de l’entreprise.