Adapté d’un roman policier de Dennis Lehane, Mystic River a tous les attributs du film de genre, une enquête policière suite à un meurtre résolue à la fin du long-métrage. Néanmoins, le vingt-quatrième passage derrière la caméra pour Clint Eastwood est bien plus complexe que cela et il appartient à cette catégorie de films où l’intrigue ne compte pas forcément autant que le reste. Mystic River est long, plus de deux heures quinze au compteur, et assez lent, c’est une œuvre d’ambiance portée par une image qui a perdu quasiment toutes ses couleurs et une musique mélodramatique intense. C’est un long-métrage introspectif surtout, où la psychologie compte plus que l’action. Clint Eastwood tourne un film d’une noirceur absolue, qui tombe parfois dans le la surenchère d’émotions, mais qui reste une belle réussite.
Mystic River commence avec un drame originel, celui qui explique quelque part tout ce qui va suivre. Trois gamins jouent dans une rue de Boston, ils font les idiots et marquent leurs noms dans le ciment encore frais d’un trottoir. À ce moment-là, une voiture apparaît et un homme qui se fait passer pour un policier sort, les engueule, à demande à l’un d’eux de monter en voiture pour le ramener chez ses parents. Dave reste séquestré par les deux hommes dans la voiture pendant quatre jours, avant de réussir à s’échapper, mais sa vie est brisée par ce drame. L’intrigue principale se met en place une trentaine d’années après, alors que les trois enfants sont devenus adultes. Dave ne s’en est jamais vraiment remis, il vit tant bien que mal avec sa femme et son fils et il reste psychologiquement très marqué. Jimmy est devenu un petit caïd du quartier, à la tête d’une boutique et avec des amis un peu louches. Sean est devenu inspecteur de police et c’est avec le meurtre de Kathy, la fille de Jimmy, que l’histoire commence vraiment. Qui a tué cette jeune fille de 17 ans dans un parc de la ville ? Dave l’a vu juste avant sa mort, il est rentré chez lui ensanglanté, il est le coupable idéal et Clint Eastwood se fait un malin plaisir à le présenter comme tel. La première force de Mystic River est contenue dans son titre : l’intrigue policière paraît assez simple, mais jusqu’au bout, on n’a qu’une idée très vague et majoritairement fausse de ce qui s’est passé réellement. La résolution doit patienter assez longtemps dans le film et elle n’est même pas vraiment satisfaisante, une manière de montrer qu’elle n’est pas essentielle et qu’il y a plus important à tirer du film.
Au-delà de l’identité de l’assassin et du motif, Clint Eastwood dresse le portrait de trois hommes brisés par ce drame initial. Dave est naturellement le plus atteint et le personnage incarné par Tim Robbins montre bien les troubles psychologiques qui affectent cet homme brisé par le souvenir largement enfoui de ces quatre jours. Mystic River ne montrera rien, ou presque, de cet enfer et c’est très bien ainsi, mieux vaut garder le mystère et suggérer, ce qui est fait à un moment quand le personnage évoque le fait que ses ravisseurs ont pris leur pied. On imagine qu’il y a eu viol et le fait que l’un des deux hommes dans la voiture semble appartenir à l’Église n’est pas innocent, sachant que le film a été tourné la même année que la révélation du scandale de pédophilie dans tout Boston1. Néanmoins, ce n’est pas le sujet et le scénario se contente d’allusions discrètes, guère plus. Son coup de maître toutefois, c’est de démontrer en quoi l’incident n’a pas touché qu’un seul des trois garçons ce jour-là. Le personnage de Sean, parfaitement interprété par Kevin Bacon, le dit lui-même à la fin : c’est comme si les trois avaient été dans la voiture ce jour-là et que leur vie n’était qu’un cauchemar sans fin. Le détective est malheureux en amour et même s’il y a une note d’espoir en ce qui le concerne à la fin, sa vie reste triste et surtout sombre. Le noir est vraiment la couleur principale de Mystic River et le réalisateur a beaucoup travaillé son image pour retirer une bonne partie des couleurs et augmenté les contrastes. Le personnage de Jimmy est le plus concerné par cette noirceur ambiante et c’est le plus intéressant du trio. Comme souvent, Sean Penn en fait parfois un petit peu trop et c’est souvent lui qui franchit la ligne très mince entre mélodrame et pathos, surtout lorsque la musique composée par Clint Eastwood et son fils, Kyle, devient elle aussi un petit peu pompière. Il n’empêche que son arc narratif est passionnant et le passage du père meurtri au meurtre de vengeance mal renseigné est aussi terrible que bien amené.
Mystic River n’est pas parfait, il souffre parfois d’une tendance à en trop en faire, mais au bout du compte, sa noirceur extrême le rend malgré tout passionnant. Clint Eastwood signe une œuvre extrêmement dure, sans signe de rédemption et même la toute fin, illuminée par ce défilé, est plombée par ce signe entre Sean et Jimmy. On pourrait dire qu’il s’agit d’un flic qui menace un criminel, mais il semble bien plus que ce soit une sorte d’acceptation, comme un accord tacite entre les deux hommes qui semblent ainsi valider leur situation infernale depuis ce jour où leur camarade a été enlevé. Ce n’est pas un film léger et Mystic River en impose aussi par sa longueur, mais c’est une œuvre très juste et poignante.