Le Silence selon Manon, Benjamin Fogel

Avant la transparence, le silence. Avec son premier roman, La Transparence selon Irina, Benjamin Fogel avait imaginé un monde dans un futur proche où on ne peut plus faire aucune activité sans donner son identité complète, un monde de la transparence absolue et ses dérives. Avec Le Silence selon Manon, le romancier revient quelques années en arrière, à notre présent, pour répondre à cette question : comment en est-on arrivé à valoriser la transparence par dessus tout ? S’éloignant de la science-fiction du précédent volume, cette préquelle s’ancre dans notre réalité en incluant le tristement bien réel mouvement des incels et des attentats masculinistes qui ont déjà fait de multiples victimes, notamment aux États-Unis. Même si Benjamin Fogel imagine une suite qui pourrait classer son œuvre dans la science-fiction, Le Silence selon Manon est bien trop proche de notre réalité pour être confortable. Entre thriller palpitant et analyse glaçante de notre société, un grand roman.

L’intrigue se déroule en 2025, autour de l’attentat fictif de l’Absolute Club qui s’inspire d’attentats hélas bien réels autour des incels qui ont eu lieu dans les années 2010, essentiellement en Amérique du Nord. Comme l’auteur le note en ouverture de son roman, tous les faits et mouvements jusqu’à 2020 sont réels, il s’est contenté d’imaginer ce qui pouvait se passer à partir de ce point. Et ce qu’il imagine n’a rien de farfelu, c’est même troublant de réalisme. Les incels, ces hommes frustrés de ne pas parvenir à séduire des femmes et qui accusent le féminisme de tous leurs maux pour mieux ignorer leurs défauts, ont d’ores et déjà causé la mort de dizaines de personnes dans des attentats, mais le mouvement reste marginal et dans l’ensemble pacifiste. Que se passerait-il s’il devenait plus courant et surtout plus radical ? C’est ainsi que naissent les « ultra-incels » face aux « neo straight-edge1 », un groupe qui se constitue en opposition, des hommes et des femmes qui prônent un mode de vie sage, sans alcool ni excès d’aucune sorte, notamment sexuel. L’attentat en question se déroule dans une salle de spectacle, lors d’un concert donné par le groupe français qui représente le mieux ce mouvement et qui devient un symbole à abatte pour les neo-incels. Toute la première partie du roman se déroule avant l’attentat et la tension monte progressivement jusqu’à la fameuse soirée qui fait six victimes. Benjamin Fogel parvient à introduire son univers tout en faisant monter le suspense et ces premiers chapitres sont particulièrement prenants. S’il y a le talent de l’auteur du côté de l’écriture, le fond est tout aussi important avec un réalisme qui donne des sueurs froides. Tout n’est que fiction, certes, mais les faits sont si proches de notre réalité que l’on pourrait jurer par moments que l’on est en train de lire un récit historique et non de la science-fiction. C’est bluffant et terrifiant à la fois, d’autant que cet attentat dans une salle de concert parisienne ne peut qu’évoquer celui de 2015, dans un contexte différent bien sûr, mais trop frais pour ne pas l’envisager.

Une fois l’attentat passé, Le Silence de Manon change de rythme et surtout de focale. Le romancier se penche davantage sur ses personnages et se concentre plus aux histoires personnelles, en particulier autour de la Manon du titre. Comme un coup d’œil à son premier roman, Benjamin Fogel reproduit un schéma de triangle amoureux, avec une histoire d’amour entre Manon et Simon, puis entre Manon et Yvan, le frère de Simon qui est aussi le chanteur et leader de Significant Youth, le groupe du concert de l’Absolute Club. Il ne faut pas trop en dire sous peine de divulguer des surprises importantes de l’intrigue, mais disons simplement que Benjamin Fogel a plusieurs bonnes idées pour maintenir malgré tout la tension et donner envie de tourner les pages sans s’arrêter jusqu’à la dernière. Cette deuxième partie lui offre aussi l’opportunité d’évoquer d’autres sujets autour du bruit. Le silence du titre, c’est celui de Manon qui est sourde, mais c’est aussi son absence pour Simon qui souffre d’acouphènes après l’un des concerts de son frère. Cet homme qui ne vivait presque que pour la musique jusque-là doit brutalement arrêter d’aller à des concerts et doit surtout vivre sans silence et avec un bourdonnement en continu qui l’empêche de se concentrer, de travailler ou même de dormir. La description du phénomène est détaillée et précise, ce qui n’est pas étonnant quand on sait que l’auteur, qui souffre lui-même d’acouphènes, connaît malheureusement intimement le sujet. Le choix de faire parler Simon à la première personne n’a rien d’innocent et même s’il serait trop simpliste d’en faire un représentant de l’auteur — le sort réservé au personnage ne laisse peu de doute là-dessus —, la proximité est évidente. Quoi qu’il en soit, à l’image de son excellent travail pour restituer tout le stress de l’attaque dans la première partie, la description du romancier de l’acouphène est elle aussi brillante. Le lecteur qui n’a jamais souffert du phénomène aura pourtant l’impression de vivre l’enfer de Simon et de ressentir sa détresse : bluffant.

Plus proche de notre réel, ce deuxième roman est encore plus réussi que le précédent, peut-être précisément parce qu’il nécessite moins d’introduction. Même si Benjamin Fogel a conservé son idée d’ancrer la fiction dans le réel avec une fausse fiche Wikipédia en ouverture et des transcriptions de faux discours dans les annexes, comme s’il s’agissait d’un ouvrage historique, Le Silence de Manon peut entrer directement dans le vif du sujet. C’est ce qui lui permet d’être si intense d’un bout à l’autre, et aussi ce qui le rend si inquiétant, avec des mouvements violents qui sont fictifs alors qu’ils pourraient pourtant exister aujourd’hui. Ajoutez à cela un thriller plus intimiste parfaitement mené en deuxième partie ainsi qu’un fond politique qui n’est jamais perdu de vue pour accompagner la naissance de la transparence et vous obtenez un roman passionnant, à découvrir absolument.


  1. Qui ne sont pas une invention complète de l’auteur, d’ailleurs. Comme il se base sur le mouvement historique des incels pour inventer les ultra-incels, Benjamin Fogel a construit ses neo straight-edge sur les straight-edge, une sous-culture du punk hardcore apparue dans les années 1980.