La Transparence selon Irina, Benjamin Fogel

Pour son premier roman, Benjamin Fogel semble choisir la facilité avec un récit de science-fiction qui se déroule dans un futur proche et imagine une société très proche de la nôtre. Mais c’est justement le point fort de La Transparence selon Irina : en étant aussi proche de notre quotidien, ce thriller est souvent glaçant par ses idées qui paraissent farfelues au premier abord et qui s’avèrent souvent extrêmement réalistes. Dans l’esprit de la série Black Mirror, le romancier interroge le présent et met en garde contre ses évolutions pas forcément positives. La Transparence selon Irina est un roman d’anticipation qui pose de nombreuses questions et c’est aussi un récit astucieux et très prenant.

L’intrigue se déroule en 2058, une trentaine d’années après la naissance du Réseau et la disparition d’internet tel qu’on le connaissait. Dans un futur extrêmement proche du nôtre, les gouvernements du monde entier décident de créer un nouveau réseau de communication, basé non plus sur l’anonymat des adresses IP comme celui qui date des années 1970, mais sur l’identité certifiée de chaque individu. Pour y accéder, il faut montrer patte blanche et offrir une preuve de sa véritable identité. Le Réseau est vite devenu indispensable, c’est lui qui permet d’accéder à tous les services publics ou privés, vous ne pouvez plus rien faire sans passer par son biais. Et cet immense réseau social est systématiquement public : tout ce que vous y faites, tout ce que vous y publiez est accessible par tout le monde. La transparence est devenue l’exigence absolue, jusqu’à l’image de profil qui doit forcément vous représenter et qui doit être mise à jour au moins une fois par an. La Transparence selon Irina imagine ainsi un univers où Facebook est devenue la norme, gérée par les États eux-mêmes, avec un système de notation pour chaque invidious qui détermine son rang social, mais aussi son accès à divers services ou lieux. Ce n’est pas le concept le plus original qui soit, mais Benjamin Fogel le pousse à son paroxysme et glisse une idée vraiment excellente : l’anonymat ne pouvant plus exister dans le monde virtuel, il s’est réorganisé dans le monde réel. Les « nonymes » utilisent un pseudonyme dans leur vie de tous les jours, pour qu’on ne puisse pas faire le lien avec leur profil sur le réseau. Car très vite, la question politique est posée par le roman, avec des oppositions fortes et diverses au Réseau. À côté des « rienacas » qui revendiquent qu’ils n’ont rien à cacher et que la transparence doit tout gouverner, de multiples individus protestent à leur manière et à leur niveau. Le personnage principal du roman se fait appeler Dyna Rogne dans la vraie vie pour ne pas être associé à son profil public et de son vrai nom, Camille Lavigne. Il y a les « nonistes » qui ont coupé totalement les ponts avec le Réseau et n’ont d’autres choix que de vivre isolés de tout. Et puis les « Obscuranets » est une organisation qui a décidé d’agir activement contre le Réseau. Toute cette réorganisation de la société est parfaitement rendue et crédible, ce qui est la base pour un bon roman d’anticipation.

Malheureusement, Benjamin Fogel explique constamment toutes ses bonnes idées, comme s’il n’avait pas confiance en la solidité de son univers ou bien en l’intelligence de son lecteur. Les notes de bas de page qui explicitent chaque terme inventé pour le roman sont le plus souvent superflues et elles alourdissent la lecture, surtout dans les premières pages. La présence d’annexes à la fin du roman, avec des extraits des écrits fictifs imaginés pour le récit, trahit peut-être l’ambition du romancier de s’approcher du format d’un documentaire, mais ce n’était pas la meilleure idée à mon avis. Fort heureusement, cette volonté de tout documenter s’efface progressivement, puisque l’univers est posé et l’intrigue elle-même peut s’imposer. La Transparence selon Irina se présente comme un thriller et il y a en effet un mort au cœur de ses pages, mais ce n’est pas vraiment son sujet principal. Le roman s’intéresse davantage aux questions politiques et on ne sera pas surpris de voir La Zone du Dehors dans les références à la fin. C’est le même genre de science-fiction en effet, avec toute une réflexion sur la révolte face à un système basé sur la transparence, et aussi sur l’action violente dans une société pacifiée. Benjamin Fogel a aussi construit des personnages et une histoire intime, un triangle amoureux qui relie Camille, Irina Dubrovsky et son frère Lukas. Et de façon assez surprenante au premier abord, c’est sans doute dans cette intrigue amoureuse que le roman est le plus captivant et surtout plein de surprises. On n’en dira pas trop pour préserver la révélation la plus importante, mais on peut évoquer le cas du personnage principal, nommé Camille. Un prénom asexué soigneusement choisi par l’auteur, qui évite pendant tout le roman de l’associer à un genre. Ce n’est pas évident au départ et le lecteur appliquera probablement un genre en fonction de sa personnalité et de son vécu. Vous penserez peut-être à Camille comme un garçon ou comme une fille, mais La Transparence selon Irina ne décide pas pour vous. Toutes les phrases sont tournées de telle manière à éviter une détermination, notamment en limitant l’usage du participe passé qui pourrait trahir un sexe, aussi en utilisant le plus souvent possible un narrateur à la troisième personne qui évite de répondre. C’est malin et une belle démonstration du talent de l’auteur, qui arrive à le faire en toute discrétion, sans que cela ne se voit.

La Transparence selon Irina n’est quasiment pas dans la science-fiction, dans le sens où le monde qu’il invente pourrait quasiment se dérouler en 2020. Benjamin Fogel multiplie les liens avec notre époque en parlant de Blockchain ou d’artistes contemporains, Tim Hecker en tête, et c’est une bonne manière de lier son roman d’anticipation avec notre quotidien. Nos réseaux sociaux ne sont pas tout à fait le Réseau, mais c’est le même esprit. La domotique gérée par les assistants vocaux n’est pas aussi évoluée que les régulateurs de vie du futur, mais c’est exactement le même principe. Et l’informatique vestimentaire à base de montres aujourd’hui et de lunettes demain n’est pas aussi sophistiquée que les Nanosensor, mais ils en sont les prémices. Tous ces liens contribuent à familiariser l’univers imaginé pour La Transparence selon Irina et c’est d’autant plus dommage que le roman se sente obligé de tout expliciter. Que cela ne vous arrête pas malgré tout : le roman de Benjamin Fogel est suffisamment riche et prenant pour rester passionnant et surprenant jusqu’au bout. Une lecture conseillée !