Immense succès public et critique à sa sortie, Sur les quais reste encore aujourd’hui considéré comme un film culte, un classique étudié dans les écoles de cinéma et une leçon pour tous les acteurs en herbe. Il faut dire que le long-métrage réalisé par Elia Kazan a de nombreux arguments à faire valoir. D’un côté, c’est un témoignage historique intéressant à propos d’un contexte historique pas forcément très connu, celui des mafias portuaires des années 1940 aux États-Unis. De l’autre, c’est l’histoire d’un homme en plein conflit moral, qui hésite à dénoncer une injustice quitte à perdre sa place dans la société. Sur les quais est aussi l’occasion pour Marlon Brando de présenter l’étendue de son talent d’acteur, avec une toute nouvelle palette de jeux. Un classique qu’il faut avoir vu au moins une fois.
L’intrigue se déroule dans le port de New-York, à une date qui n’est jamais précisée, mais on sait que le scénario s’inspire d’une histoire vraie qui s’est déroulée dans les années 1940. Dans les États-Unis d’après guerre, le commerce transatlantique explose et les docks sont les lieux clés de cette nouvelle économie qui se met en place. Les navires transportent des marchandises d’un continent à l’autre, mais on n’a pas encore inventé les conteneurs et les systèmes automatisés et ce sont des hommes qui doivent descendre au fond des cales pour les vider. Très vite, des syndicats organisent cette force de travail indispensable et comme cela arrive souvent, ces syndicats pleins de pouvoir permettent à des hommes pas très honnêtes de se positionner. Sur les quais se concentre sur l’un des syndicats du port new-yorkais, une organisation devenue mafieuse au fil des années avec une structure qui contrôle étroitement les ouvriers et le travail effectué. Le syndicat décide qui peut travailler à charger ou décharger les bateaux et il a ainsi tous les pouvoirs et toute latitude pour imposer ses règles. Vous voulez travailler ? Vous devrez payer un petit peu plus, faire un prêt auprès d’untel et faire tout ce que l’on vous dit, sans discuter. Quand un docker essaie de sortir du système et surtout de le dénoncer, la sentence est implacable : on le jette depuis le toit de son immeuble. Quand la police intervient, personne ne parle de peur de subir la même chose et Elia Kazan montre bien que cela arrive. Une cargaison de bouteilles de whisky tombe malencontreusement sur un autre homme qui commençait à se plaindre un petit peu trop fort. Difficile de sortir d’un tel système, surtout à une époque où il n’y a qu’une seule source de travail et aucun échappatoire vraiment. La plupart de ces hommes ont toujours vécu dans le port de New-York et ils n’ont jamais rien connu d’autre, ni professionnellement, ni personnellement. Comment dès lors envisager de tout remettre en cause en dénonçant les agissements d’un syndicat pas très honnête ?
Avec un tel sujet, Sur les quais est inévitablement politique et il fait écho à l’actualité d’Elia Kazan, fortement critiqué par bon nombre de ses pairs à l’époque pour avoir dénoncé huit anciens communistes au cœur du maccarthysme. Le long-métrage est souvent considéré comme une réponse de son réalisateur, qui a sans doute trouvé de nombreux points communs entre sa situation et celle du personnage principal. C’est un angle intéressant, mais il ne faudrait pas oublier les qualités propres du film pour autant. Au-delà de son message politique et de son statut de témoignage historique, Sur les quais mérite avant tout notre intérêt pour la trajectoire de son personnage principal, Terry Malloy. Cet ancien boxeur professionnel est devenu un docker grâce son frère, l’un des membres à la tête du syndicat. Il se contente de travailler dans son coin sans trop demander son reste, jusqu’au jour où il participe à son insu au meurtre de cet autre docker qui voulait dénoncer les pratiques du syndicat. Il découvre alors la réalité du milieu et son conflit interne est le cœur de l’histoire, entre fidélité au syndicat et à son frère et rejet d’une situation qu’il juge odieuse. Comme souvent au cinéma, ce conflit est symbolisé par une histoire d’amour, en l’occurrence avec Edie, la sœur de la victime qui l’incite à parler. Cette intrigue amoureuse n’est pas très intéressante, on sent que c’est un passage obligé pour que le film existe. En revanche, le jeu de Marlon Brando mérite de s’arrêter une minute, parce que l’acteur est méconnaissable. C’est lié à un maquillage assez lourd, sur les yeux notamment, ce qui n’est sans doute pas la meilleure idée au passage, mais c’est surtout le jeu qui change du tout au tout. Son interprétation ici n’a rien à voir avec ce que l’on avait vu quelques années avant dans Un tramway nommé désir du même réalisateur. On ne voit pas Marlon Brando dans chacun de ces films, on voit simplement deux personnages différents. C’est la base de la méthode actor’s studio qui est associée avec l’acteur, et il faut bien reconnaître qu’il excelle à prendre totalement possession d’un personnage et tout changer en fonction, sa diction, ses expressions faciales, ses mouvements corporels. C’est une très belle démonstration, qui justifie à elle seule de regarder le long-métrage.
Au-delà de la star, Sur les quais impose un réalisme d’ensemble qui tranche avec certaines productions de l’époque. Elia Kazan a tourné au maximum dans des décors naturels, il a embauché de vrais dockers en guise de figurants et le résultat est ainsi très crédible. Techniquement, le film a évidemment vieilli, mais sa démarche a bien tenu face au poids des années et la mise en scène est intéressante. Par exemple, le réalisateur utilise souvent un élément du premier-plan pour emprisonner ses acteurs, derrière le grillage d’un pigeonnier ou bien derrière la grille du port. Sur les quais est une œuvre passionnante sur plusieurs niveaux et après toutes ces années, elle vaut encore le détour.