Tenet, Christopher Nolan

Trois ans après Dunkerque et son retour historique, Christopher Nolan revient à la science-fiction avec une idée encore plus folle que toutes celles qui ont fait sa réputation par le passé. En gestation depuis une vingtaine d’années, le concept derrière Tenet tient du voyage temporel en imaginant un moyen d’inverser l’entropie temporelle et ainsi de faire voyager objets et hommes à l’envers dans le temps. Cette idée est fertile pour imaginer des séquences d’action bluffantes, où les personnages peuvent évoluer dans un monde qui avance à l’envers ou réciproquement. Il fallait un réalisateur de la trempe de Christopher Nolan pour, non seulement imaginer un tel concept, mais aussi et surtout le mettre en image de manière crédible et sans perdre complètement ses spectateurs. Une véritable prouesse, mais qui sert de fondation à une histoire assez paresseuse, à base de fin de monde et de méchants russes. Tenet est une prouesse spectaculaire à bien des niveaux, mais il lui manque une histoire digne d’intérêt pour se démarquer, dommage.

La première apparition du temps inversé se fait dès la première scène de Tenet, mais il faut être très attentif. Pendant une attaque dans un opéra russe, un agent de la CIA est sauvé par une balle à l’envers, dont le parcours du mur au canon du pistolet qui l’a tirée semble surnaturel. Le spectateur comme le personnage principal, nommé le « protagoniste » sans plus de précision pendant tout le film, ne comprend pas alors qu’il vient de découvrir le principe fondateur de la dernière réalisation de Christopher Nolan. On nous l’explique un petit peu plus tard, quand ce protagoniste mort aux yeux de la CIA est engagé par une étrange organisation pour trouver l’origine de cette balle qui avance à contre-temps. Des sortes de tourniquets temporels permettent d’inverser le sens du temps pour les objets et les personnes qu’ils contiennent. Si vous entrez dedans alors que vous êtes dans le sens « naturel » du temps, que vous avancez vers le futur donc, vous vous retrouverez dans la même réalité, mais dans le sens inverse du temps. En clair, vous remonterez le temps vers le passé, alors que tout l’environnement autour de vous continuera sa course vers le futur. De fait, tout ce qui entoure celui qui passe dans le tourniquet est inversé : les mouvements des gens et des véhicules, ainsi que celui des balles et explosion. C’est un concept original, proche du voyage temporel sans en être entièrement — on ne peut pas se déplacer dans le temps, mais on peut rester dans le sens inversé pour remonter le temps au même rythme —, qui est exploité autant pour le scénario que pour la mise en scène. Sans trop en dire pour ne pas dévoiler tous les twists, Tenet est un immense puzzle de deux heures trente qui donnera beaucoup de plaisir à tous les spectateurs qui aiment découvrir un univers et ses règles. Les paradoxes du voyage temporel sont bien connus des amateurs de science-fiction, mais Christophe Nolan ne manque pas d’idées pour leur redonner une nouvelle saveur.

Le concept d’étau temporel, en particulier, est une excellente intuition pour présenter des scènes d’action qui se déroulent dans les deux directions en même temps. C’est un principe assez difficile à expliquer et il est plus évident en voyant le résultat filmé, mais c’est une source de multiples surprises et rebondissements. Ceux qui viennent du futur et retournent dans le passé savent déjà ce qui se passe et ils peuvent ainsi agir sur le présent avec cette connaissance, tout en assistant ceux qui viennent du passé et avancent vers le futur. Malin, Christopher Nolan commence par ne filmer qu’une séquence dans le sens naturel du temps, laissant pour le spectateur comme les personnages des incompréhensions sur ce qui se déroule exactement. Ce n’est que plus tard dans le long-métrage que l’on peut voir la scène dans l’autre sens et comprendre réellement comment l’ensemble de l’édifice tient en place. À la fin, le spectateur est suffisamment au point pour vivre une scène qui se déroule dans les deux directions en même temps, un sacré défi technique. Il a fallu imaginer un scénario où deux personnages avancent dans deux directions opposées en même temps et surtout imaginer une mise en scène qui le montre sans perdre tout le monde. On pouvait compter sur le créateur d’Inception, qui reposait déjà sur des séquences montées en parallèle, pour trouver les bonnes idées de réalisation. Le tournage avec 250 figurants a probablement été un enfer : chaque scène a été tournée deux fois, une première dans le sens naturel et l’autre dans le sens opposé, et le tout en minimisant autant que possible les effets numériques1. Le résultat est d’une maîtrise époustouflante, avec une fluidité qui laisse sans voix quand on pense qu’il y a systématiquement des acteurs qui jouent à l’envers à tout moment. Toute cette technique s’efface entièrement quand l’action commence, tout coule de source et le cinéaste prouve encore une fois toute l’étendue de son talent.

Qu’une idée difficile à mettre en œuvre soit parfaitement réalisée par Christopher Nolan n’est pas étonnant, il nous avait habitué depuis ses débuts à redoubler d’inventivité technologique et de toujours repousser les limites à chaque film. Tenet franchit à cette égard une nouvelle étape, on est au-delà de tout ce qui précède, y compris d’Interstellar sur la thématique du voyage temporel. Mais cette technique irréprochable ne suffit pas à faire un bon film, il lui faut aussi une histoire et des acteurs à la hauteur pour l’incarner. Malheureusement, le dernier long-métrage du Britannique pèche précisément sur ces points. Le scénario de sa création est d’une banalité assez affligeante quand on élimine les astuces temporelles et qu’on le résume à ce qu’il est : un thriller d’espionnage très basique, un hommage à la saga James Bond si on est gentil, une resucée des vieilles thématiques d’antan si on l’est moins. Le protagoniste vient de la CIA et son opposant est un marchand d’armes russe, il est question de matériel nucléaire et de Troisième guerre mondiale… pouvait-on écrire une histoire moins inspirée ? On pourrait s’en contenter si le casting offrait une prestation incroyable, mais ce n’est pas le cas. Kenneth Branagh compose un méchant bien caricatural, John David Washington a du mal à donner vie à son personnage — le fait qu’il ne soit pas nommé n’aide pas — et ce n’est pas l’ajout d’Elizabeth Debicki pour lui offrir une histoire d’amour qui améliore quoi que ce soit. Ce scénario manque cruellement d’idées novatrices et le spectacle novateur parvient à suffisamment divertir pour dissimuler ces défauts sur le moment, mais Tenet ne devrait pas rester dans les annales. Il y avait de quoi faire en plus, notamment avec le personnage interprété par Robert Pattinson qui est entouré d’une épaisse aura de mystère et qui aurait peut-être mérité d’être davantage exploité2.

Christopher Nolan tenait indéniablement une idée en or avec son tourniquet temporel, mais il aurait mieux fait de demander de l’aide pour écrire le scénario de Tenet. Le cinéaste donne l’impression de s’être plongé dans la technique, perdant de vue que le plus important dans un film reste l’histoire qui est racontée. Sans cela, la mise en scène la plus spectaculaire et les concepts le plus imaginatifs ne sont presque rien. Il reste un divertissement de haute volée et un puzzle temporel très plaisant à décortiquer sur le moment, mais qui sera tout aussi vite oublié. Avec une meilleure histoire, Tenet aurait pu devenir une œuvre magistrale ; à défaut, c’est un blockbuster sympathique.


  1. Christopher Nolan est l’un des derniers défenseurs du cinéma « à l’ancienne », avec de la pellicule grand format et un maximum d’effets spéciaux techniques plutôt que des effets numériques. Le tournage s’est fait entièrement sans fonds verts, ce qui est très impressionnant pour un film sorti en 2020. Le réalisme final est un bon témoin de son sens de la mise en scène, même si cela conduit à quelques excès, comme cet avion explosé pour les besoins du tournage. On sent que l’écologie n’est pas un sujet cher au cinéaste, qui trouve même le moyen dans Tenet de le glisser comme excuse du grand méchant pour détruire notre monde… pas très élégant. 
  2. ⚠️ Spoiler alert ⚠️ Une théorie intéressante entoure ce personnage, qui vient du futur et semble en savoir bien plus qu’il le laisse entendre à tout moment. Et s’il était Max, le fils de Kat et Sator ? Voilà qui redonnerait davantage de poids à l’intrigue secondaire, assez inutile en l’état, mais d’un autre côté, on peut aussi comprendre que Christopher Nolan préfère lasser planer le doute avec une fin ouverte.