Peter Morgan connaît bien la reine Elizabeth II qui était déjà au cœur de l’un de ses scénarios, celui de The Queen réalisé par Stephen Frears il y a dix ans. La nouvelle série portée par Netflix est consacrée toute entière à ce personnage historique qui a marqué la deuxième moitié du XXe siècle et qui est toujours à la tête de la monarchie britannique. The Crown néanmoins est un projet beaucoup plus ambitieux, puisqu’il s’agit de retracer toute l’histoire de son règne en six saisons de dix épisodes. La première saison se consacre ainsi aux débuts, le mariage de la princesse et son couronnement après la mort de son père. Les premières années où la femme et mère devient reine, avec toutes les difficultés que cela représente. Peter Morgan prouve à nouveau son talent pour décrire ces moments difficiles et met sur pied une série très classique sur la forme, très belle et surtout passionnante. Ne ratez pas les débuts très prometteurs de The Crown.
Elizabeth n’aurait pas dû être reine d’Angleterre. Ce n’est qu’en 1936, à dix ans donc, qu’elle devient l’héritière présumée de la couronne, quand son oncle, le roi Édouard VIII, abdique pour des raisons personnelles. Son père devient alors le roi George VI et elle, en tant que fille ainée, doit se préparer à devenir reine à sa mort. Même alors, son règne aurait dû commencer beaucoup plus tard, mais la maladie s’en mêle et son père meurt d’un cancer alors que la jeune mariée était en Afrique pour la traditionnelle tournée du Commonwealth. Elizabeth n’a que 26 ans quand elle devient Elizabeth II, reine d’Angleterre et aussi d’un immense empire qui est en train de se déliter, mais qui reste l’un des plus puissants du monde. Dès le départ, l’enjeu central de The Crown est cette accession non désirée et trop rapide. C’est une jeune femme un petit peu timide qui devient reine et elle doit trouver sa place dans un environnement très masculin où on lui fait bien comprendre qu’elle a tout à apprendre. Son rôle n’est pas facile, d’autant que la monarchie britannique, dans les années 1950, a déjà une fonction essentiellement limitée à de la représentation. La reine ne gère pas les affaires politiques du quotidien, mais elle assure la continuité de l’État et le gouvernement gouverne en son nom. Peter Morgan laisse ainsi une belle place à Winston Churchill qui, on l’a un petit peu oublié, n’avait pas disparu à l’armistice. Il a été premier ministre deux fois, d’abord pendant la Seconde Guerre mondiale et à nouveau de 1951 à 1955, pendant les premières années du règne de la jeune reine. De fait, la série est avant tout politique et même si le personnage principal n’a pas beaucoup de pouvoir, tout est affaire d’influences et de pressions. L’un des épisodes consacré au grand smog de Londres montre bien comment Elizabeth II essaie de trouver sa place et de faire agir son premier ministre qui, avec l’âge, est devenu aveuglé par les problèmes mondiaux et insensible à ceux de son pays. The Crown présente à plusieurs reprises la reine face à un enjeu important et souvent qui la dépasse, elle qui n’a reçu comme éducation qu’une connaissance précise de la constitution et des institutions.
Cette recherche d’une place, c’est aussi évidemment un enjeu énorme pour sa famille. Quand elle devient reine, Elizabeth est mariée et mère de deux enfants et comme on peut s’y attendre, son couronnement bouleverse sa famille. Alors qu’ils étaient installés dans un hôtel particulier, ils doivent déménager à Buckingham ; alors que son mari espérait une grande carrière dans la marine, il doit se contenter d’un rôle de figuration aux côtés de sa femme. Peter Morgan trouve le ton juste pour décrire tous ces ajustements difficiles. Dans les années 1950, un homme est maître de sa famille, c’est lui qui travaille et qui décide, si bien que la transition est très difficile à gérer pour la femme. La reine, elle, représente bien plus, une institution et surtout un pays, et elle doit assurer ce rôle très vite. The Crown brasse de nombreux sujets sur ses dix premiers épisodes, mais la plus grande réussite de la première saison, c’est sans conteste cette transition, l’abandon de la femme au profit de la reine. La reconstitution de la cérémonie du couronnement est très impressionnante sur le plan technique, mais c’est surtout le moment charnière et tout le reste découle de ce nouveau rôle. Dans le rôle principal, Claire Foy est excellente pour nous faire sentir ses difficultés à abandonner sa vie d’avant pour se consacrer à son nouveau statut. L’actrice, qui avait pu se préparer en incarnant Anne Boleyn dans Wolf Hall, est un choix parfait et la réussite de la série lui doit beaucoup. La dernière série originale Netflix opte pour une réalisation qui assume son classicisme et qui fait même le pari d’épisodes relativement indépendants. En général, chacun des dix épisodes se consacre à une crise précise et même s’il y a une trame d’ensemble, ils peuvent être considérés un à un. Tous sont passionnants en tout cas et Peter Morgan prouve à chaque fois qu’il connaît son sujet et qu’il arrive à le rendre passionnant. On a envie d’en voir plus !
La mise en scène est classique, tout comme la bande-originale très zimmerienne — Hans Zimmer a d’ailleurs composé le thème principal qui n’est pas sans évoquer la musique d’Interstellar —, mais ce n’est pas un défaut et Peter Morgan peut compter sur une reconstitution historique du meilleur niveau. The Crown n’est pas la série Netflix qui a coûté le plus cher1 sans raison, le travail réalisé est exceptionnel. On pense souvent à Downton Abbey sur le plan visuel et c’est le signe que c’est une vraie réussite. À l’arrivée, cette première saison de The Crown est prometteuse et si Peter Morgan maintient le niveau jusqu’au bout, il créera sans aucun doute une grande série. Et une plongée passionnante dans l’intimité d’un personnage public que l’on connaît, au fond, très mal.
The Crown, saison 2
(17 décembre 2017)
The Crown est probablement la série la plus ambitieuse de Netflix, mais le service de streaming prouve qu’il a de la suite dans les idées. Un an après une première saison qui avait bluffé par sa maîtrise technique et son souffle narratif, la suite poursuit cette idée assez dingue de résumer le règne le plus long de la monarchie britannique en une seule série. Claire Foy est encore la Reine, mais pour la dernière fois, puisque Peter Morgan a déjà choisi une autre actrice pour lui succéder dans la saison suivante. D’ici là, ces dix nouveaux épisodes de The Crown évoquent plusieurs évènements historiques, de la crise de Suez de 1956 à l’affaire Profumo de 1963, mais ils se concentrent avant tout sur l’intimité du couple royal. De quoi mieux connaître ces personnages historiques qui restent mystérieux, et c’est une vraie réussite à nouveau !
La saison reprend avec la crise du canal de Suez et les tensions au cœur de la Guerre Froide et de la décolonisation. Cette toile politique n’est jamais loin et même si Peter Morgan donne rarement de dates précises, les évènements qui émaillent la série permettent de s’y retrouver. Dans l’un des épisodes, la Reine se rend au Ghana pour essayer de retenir le pays sur le point de tomber dans le bloc soviétique, un événement qui a eu lieu en 1961. Dans un autre, c’est la visite officielle des Kennedy à Buckingham Palace qui sert de repère chronologique (aussi 1961), ou bien l’entrée à l’école de Charles, un an plus tard. The Crown reste avant tout un biopic ancré dans l’histoire, mais tous ces évènements sont presque secondaires dans cette nouvelle saison. Le scénario s’intéresse en priorité à la petite histoire, au couple royal et leur proche. L’histoire amoureuse difficile de Margaret, la sœur d’Elizabeth, est ainsi évoquée régulièrement, même si le véritable enjeu est plutôt à chercher du côté de Philippe, l’époux de la Reine. Dans la première saison déjà, on voyait qu’il abandonnait une grande carrière dans la marine au profit de la Couronne. Ici, le couple bat de l’aile alors qu’il essaie de fuir le plus loin possible et le plus souvent possible et qu’elle le suspecte d’être infidèle. Le premier épisode évoque une tournée dans le Commonwealth, un voyage de cinq mois qui complique leurs relations. Ce n’est que le début toutefois, et la saison se construit crescendo, vers un éloignement croissant entre les deux époux. Cette saison est à cet égard assez noire, et ce d’autant que la Reine est de plus en plus critiquée par ses sujets et qu’elle est en décalage croissant avec la réalité. C’est le rôle de Margaret, beaucoup plus moderne que sa sœur, de mettre en avant ce décalage qui est aussi l’objet entier d’un épisode. On sent bien que la monarchie britannique cherche sa place dans un monde qui évolue constamment et Peter Morgan le montre parfaitement.
La promesse de plonger dans l’intimité de la monarchie britannique est bien tenue et la deuxième saison de The Crown est tout autant passionnante que la première. Moins politique et davantage personnelle, cette suite est toujours aussi belle à regarder et plaisante à suivre. Les acteurs sont tous excellents, avec une mention spéciale à nouveau pour Claire Foy. Le casting devrait être largement renouvelé pour la troisième saison, alors on espère que Peter Morgan sait ce qu’il fait, mais il n’a donné jusque-là aucune raison d’en douter.
The Crown, saison 3
(28 novembre 2019)
Après deux excellentes saisons, The Crown poursuit sa reconstitution du règne d’Elizabeth II avec un pari risqué : renouveler le casting. Claire Foy n’est plus la reine, c’est Olivia Colman qui la remplace, tandis que Tobias Menzies incarne son époux, Helena Bonham Carter devient sa sœur et Ben Daniels son beau-frère. C’est un pari risqué, parce qu’il faut associer de nouveaux visages à des figures historiques que l’on avait appris à connaître, et aussi parce que le casting était l’un des points forts des deux saisons précédentes. La transition est un petit peu rude, il faut bien l’avouer, mais Peter Morgan parvient à tenir l’ensemble et on s’habitue assez vite aux nouveaux acteurs. Surtout, The Crown reste une passionnante plongée dans l’intimité des Windsor en même temps qu’une excellente reconstitution historique.
L’idée de changer les acteurs toutes les deux saisons doit permettre de condenser quasiment un siècle en une seule série. Il est évident que l’actrice qui incarnait la reine à son couronnement ne pouvait pas aussi l’interpréter dans les années 2000, mais il n’y a étrangement aucune coupure entre les deux saisons. The Crown se terminait dans les années 1960, elle reprend dans les années 1960 et la reine et son entourage sont d’un coup beaucoup plus âgés. C’est assez troublant quand on enchaîne les épisodes et il aurait été sans doute préférable de laisser plus d’années entre les saisons 2 et 3. Néanmoins, on finit par s’habituer et Olivia Coleman joue très bien aussi, avec un style différent de sa devancière, mais avec tout le talent qu’on lui connaît. Et plus la saison avance, plus l’on avance aussi dans le temps, puisque le dernier épisode est consacré au jubilé d’argent de la reine, une grande manifestation organisée pour ses vingt-cinq ans de règne en 1977. La saison suivante ira dans les années 1980 et l’âge physique de l’actrice collera alors plus clairement à l’âge de son personnage, avant un nouveau décalage d’ores et déjà prévu avec la saison 5. Quoi qu’il en soit, les scénaristes n’ont pas manqué de matière pour cette saison, avec à chaque fois un événement qui accompagne un épisode. Le monde des mineurs est au centre à plusieurs reprises, tout d’abord avec la catastrophe d’Aberfan de 1966, puis les grèves de mineur dans les années qui ont suivi. Il est aussi question de Guerre froide évidemment, de conquête spatiale et tous ces faits historiques qui émaillent la série de Peter Morgan sont toujours entrecoupés de sujets plus intimes. The Crown oublie pendant un temps les enfants de la reine, avant de leur faire une belle place, notamment pour Charles et son éducation au Pays de Galle, le temps d’un épisode très touchant. On retiendra surtout le parcours de Margaret et de sa relation difficile avec son époux, qui donne aussi quelques scènes très réussies.
The Crown manie toujours aussi bien son sujet et on ne s’ennuie jamais pendant ces dix épisodes supplémentaires. L’histoire ne manque pas de sujets à traiter, tant au niveau national ou international que sur le plan personnel, avec une famille refermée sur elle-même, de plus en plus en décalage avec le monde réel. Cette idée traverse la série toute entière et c’est indéniablement la plus intéressante. Espérons que ce bon niveau soit tenu, mais maintenant qu’on s’est habitué au nouveau casting, on a hâte de découvrir la suite !
The Crown, saison 4
(23 novembre 2020)
The Crown poursuit son ambitieux plan de couvrir l’intégralité du règne de la reine Elizabeth II, avec une nouvelle saison qui occupe les années 1980. Le casting de la saison précédente est reconduit pour ces dix nouveaux épisodes, mais avec deux ajouts liés à l’époque : Margareth Thatcher bien sûr, et la princess Diana, qui a joué un grand rôle dans la vraie histoire et aussi dans la reconstitution de Peter Morgan. La qualité de la reconstitution est sans défaut comme toujours et la série de Netflix trouve le ton juste et surtout deux actrices impeccables pour incarner ces figures historiques. Dans le rôle de la ministre, Gillian Anderson est sublime de fermeté et son interprétation restera dans les annales, même s’il faut bien noter qu’Emma Corrin est bluffante, plus vraie que nature pour incarner la jeune princesse mal mariée. Une réussite éclatante !
La formule est bien établie désormais et The Crown la reprend et la poursuit pour une bonne dizaine d’années supplémentaires. Le début de cette saison coïncide avec la victoire des Conservateurs et l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, première femme au poste de Premier ministre du Royaume-Uni. La fin est synchronisée avec celle de la femme politique, ce qui veut dire que la série se déroule entre 1979 et 1990. Une décennie qui correspond à une période de changements historiques pour la société britannique, évoqués en toile de fond par Peter Morgan. La lutte de l’IRA est présente au début, quand Lord Mountbatten et sa famille sont tués dans un attentat. Plus tard, c’est la misère sociale qui fait son entrée fracassante, avec cett ahurissante anecdote d’un chômeur anglais qui a réussi à pénétrer à deux reprises dans la chambre de la Reine. La guerre des Malouines occupe aussi un ou deux épisodes, autant de faits historiques qui servent à situer le cœur du sujet de The Crown, la famille royale bien sûr. Comme toujours, chaque épisode est consacré à l’un d’eux en particulier et comme on pouvait s’y attendre, la princesse Diana est au cœur de cette saison. L’épouse du prince Charles, futur roi d’Angleterre2, fut un événement tant elle était populaire, mais aussi la cause de tant de frictions au sein de la famille Windsor que cela valait la peine de lui accorder une bonne place. La performance d’Emma Corrin est spectaculairement proche de la figure historique, il suffit de voir des images d’archive pour s’en convaincre3, mais l’actrice parvient aussi à très bien rendre les émotions complexes de cette jeune fille amoureuse, devenue princesse presque à son insu. Sa souffrance psychologique est bien représentée et la série bouscule notre perception de Charles, considéré auparavant comme un garçon timide et écrasé par sa famille, qui devient ici un enfant capricieux qui écrase sa femme. Au-delà de la reconstitution de l’époque, la direction des acteurs mérite à nouveau d’être saluée dans cette série.
Deux saisons, c’est donc la fin pour le casting rassemblé par Peter Morgan pour cette étape de mi-parcours dans son projet. Depuis le départ, The Crown a été pensée comme un ensemble de six saisons, avec trois jeux d’acteurs pour incarner chaque personnage et on sait déjà que la suivante, qui abordera les années 1990, sera interprétée par de nouvelles têtes. Il faudra sûrement s’habituer, la reine incarnée par Olivia Colman était devenue aussi solide que celle de Claire Foy après ces vingt épisodes, mais on peut faire confiance au créateur de la série pour tenir le cap. Il reste deux saisons dans sa reconstitution historique et on a plus hâte que jamais de les découvrir.
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- On parle de plus de 115 millions d’euros pour cette première saison, un budget digne des plus grosses productions hollywoodiennes. ↩
- En tout cas, c’est ce que l’on pensait à l’époque. S’ils savaient tous que le règle de la Reine allait être si long… ↩
- Le documentaire Diana into her own words, également disponible sur Netflix, est une bonne manière de prolonger cette saison. On réalise alors que la série a quelque peu adouci le mal-être de Diana et la maltraitante psychologique de son mari, mais aussi de toute sa belle-famille. ↩